Lorsque
Pierre, dans la 2° lettre qu’il a écrite, revient sur ce moment, il nous révèle
en quelques mots la force déconcertante de cette expérience. Devant le
spectacle de la transfiguration, ce qui vient en premier ressemble au mythe
fabuleux d’un Jésus portant sur lui toute la puissance de l’homme. Un héros qui
a fait toutes les guerres et vaincu tous ses adversaires, les méchants, les
maladies, les crises sociales, les colères de la nature et les folies
religieuses. Un héros qui a gagné toutes les guerres, celles de l’amour aussi. Plusieurs
années après, Pierre réalise qu’il a bien failli « se mettre à la traîne
de ces fables tarabiscotées », comme il dit. Un instant, il a cru voir,
rassemblés sur la montagne, les grands chefs du combat de Dieu contre les
puissances de la terre. Il a proposé de construire le camp de cette armée
mythique, avec une tente pour chacun des héros de cette bataille imaginaire,
une pour Moïse, une pour Elie, une pour le Messie. Mais un gros nuage lourd les
a couverts de son ombre. Il a compris qu’il vivait dessous les ombres …
C’est une
voix qui leur a montré ce qu’il venait de voir, réellement, de leurs yeux, et pas
dans leurs rêves : « celui-ci est mon Fils bien aimé,
écoutez-le ! ».
Regardons
nous aussi ce qui nous est montré à chaque messe, et à certains moments de
grâce, ce qu’Il nous fait quitter pour que nous consentions à nous abandonner à
ce qu’Il nous donne.
Jésus est le
fils bien-aimé. Il est ce que Dieu notre Père veut faire de nous, des hommes
qui portent son image et sa ressemblance. Des hommes qui soient les membres du
Corps de ce Fils bien-aimé. De ce corps, nous ne connaissons pas grand
chose ; il est pourtant plus réel que les nôtres : Il est un corps,
en chair et en os, revêtu de la lumière d’en-haut, de la tendresse et de la
puissance de l’amour de Dieu, dans tout son éclat. Un corps en train de venir
d’en-haut vers nous qui habitons dessous les ombres.
Ecouter ce
Fils bien aimé, c’est le suivre. C’est quitter son pays, sa famille, ses dieux,
comme Abraham. En témoignent les récits de sa vie, de ses épreuves, de sa foi.
C’est consentir à regarder en face que tout ce que nous avons construit, seul
ou ensemble, c’est comme l’herbe, comme la fleur des champs : l’herbe
sèche, la fleur tombe, dit Isaïe.
Tout cela,
nous l’avons bien construit avec ce que Dieu a mis entre nos mains et dans nos
cœurs. Nous l’avons construit ensemble, mais sans Lui ; en tout cas, hors
de sa volonté de faire de nous des fils qui portent sa ressemblance ;
seulement comme une performance humaine, selon notre volonté de réussir notre
idéal humain.
Ecouter le
fils bien aimé, c’est, quand on est jeune, accepter d’habiter les ruptures que
Dieu suscite au fond de notre âme, ne pas avoir peur d’accueillir les surprises
qui se lèvent dans notre expérience de la vie que nous menons, d’aller jusqu’au
bout des tensions et des ambitions propres à notre temps, de prendre au sérieux
les groupes, les réseaux d’échanges, pour y apprendre et y reconnaître
l’avènement de Dieu. C’est apprendre à vivre la faiblesse de croire, comme
l’écrivait Michel de Certeau.
Ecouter le
fils bien aimé, c’est, plus tard, le suivre dans les temps de l’épreuve ou de
la tentation. C’est affronter la séduction de ce qui est beau à voir, bon à
manger et délicieux pour en connaître toujours plus, comme nous le raconte le
débat entre Eve et le serpent dans le jardin. C’est affronter la tentation du
pouvoir sur la nature, du pouvoir sur les autres, de la supériorité que nous
laissons enfler dans notre tête à travers nos engagements dans la société ou la
religion ; c’est affronter ces démons qui nous habitent comme Jésus dans
le désert. Et comme lui, c’est l’Esprit saint qui nous envoie dans le champ de
ces tentations.
Ecouter le
fils bien aimé, quand nos forces commencent à décliner, c’est apprendre à le
suivre à passer de ce monde à son Père. A s’offrir à ce passage, à cette
transition, à cette substitution de ce qui est en train de nous venir de Lui à
tout ce que jusque-là nous nous étions accrochés. Nous n’avons pas forcément
une affection sensible pour Jésus, mais pour ce passage-là il est notre maître,
et si nous n’avons plus beaucoup de choses à donner, ni même plus beaucoup
d’exigences, Lui sait ce dont nous avons besoin et il ne nous lâche pas.
Devenir pas à pas plus vigilant à ses regards, à ses paroles, à ce que nous
voyons et entendons du travail de son Esprit chez nos frères nous aide à lâcher
le souci encombrant de ne plus se sentir aussi performant qu’avant.
La messe
est, à chacun de nos âges, le moment où nous est donné d’écouter le Fils
bien-aimé. Oui, il s’agit bien d’un passage, d’une transition entre ce qui en
nous est déjà en train de s’en aller et ce qui de nous est déjà en train d’être
transfiguré, c’est-à-dire revêtu de l’éclat de la tendresse et de la puissance
de Dieu.
Le pain que
nous mangeons est bien le fruit de la terre et du travail des hommes. Il est la
nourriture pour refaire nos forces et créer du partage entre nous. La coupe que
nous buvons est bien le fruit de la vigne et du travail des hommes. Ce vin
réjouit le cœur des hommes. Mais quand nous les prenons sur son commandement, à
sa parole, une autre nourriture se substitue à celle que nous avons
apportée ; c’est son corps et son sang. Et nous devenons ce que nous
recevons, comme le dit saint Augustin. C’est une véritable mort à ce que nous
connaissons de la vie et de nos corps et de nos relations, et l’éveil déjà en
nous de l’œuvre que notre Père est déjà en train d’accomplir en chacun de nous.
Ce passage,
cette transition-là, ce n’est pas nous qui la faisons ; elle nous arrive
par le Christ, avec Lui et en lui. Ce n’est pas notre performance, c’est une
relation qui nous bouleverse, nous envole, nous transforme ; et cette
relation n’a pas d’autre objet que celui de la volonté de Dieu : faire de
nous des fils qui portent sa ressemblance.
La messe
n’est pas la distribution hebdomadaire d’un complément alimentaire pour notre
tonus spirituel. Elle est l’acte du Seigneur nous faisant passer de la mort à
la vie.
La messe est
un événement. Pas seulement pour chacun de nous, ni même pour notre paroisse.
C’est un événement qui appartient à l’œuvre de Dieu. Celle-ci n’a pas de limite
ni dans le temps, ni dans l’espace. La messe est, chaque fois, l’ici et le
maintenant du travail de Dieu dans le monde.
Comme le dit
Pierre : vous avez raison de fixer votre regard sur Lui comme sur une
lampe brillant dans un lieu obscur, jusqu’à ce que luise le jour et que
l’étoile du matin se lève dans vos cœurs.
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