Je
travaille en ce moment sur un chantier dans la cathédrale de
Bayonne. Dans ces cas-là, on se retrouve bien souvent dans les lieux
aux heures où le public n’entre pas.
Ainsi,
depuis plusieurs semaines, au petit matin, quand la cathédrale est
encore fermée au public et plongée dans la pénombre, je vois un
jeune prêtre célébrer seul la messe, en latin, de dos, revêtu de tous
les ornements liturgiques du 18ème
siècle, avec clochettes et dentelles.
Si
je suis un peu honnête, je suis bien obligé d’entendre en moi une
petite voix qui dirait « Seigneur nous en avons vu un… qui
n’est pas de ceux qui nous suivent ». Et il me faut alors
entendre cette réponse « laisse faire, qui n’est pas
contre nous est pour nous »
Car
le seul danger, la grande menace, c’est de faire chuter un petit
qui croit.
Mais
qui sont-ils ces petits dans la foi ?
« Si
ta main est pour toi une occasion de chute’… « pour toi »
Nous
sommes, chacun de nous, le petit dans la foi. Nous voilà à la fois
ceux qui scandalisent et ceux qui tombent. Nous sommes pour nous-même
occasion de chute parce que nous sommes petits.
« Si
ta main, si ton pied, si ton œil »… Les voilà les occasions
de chutes. La main, le pied et l’œil…. Et rien d’autre. Des
membres, des organes qui marchent normalement par deux et qui se
retrouvent ici au singulier. Comme si une main sur deux pouvait tout
à coup devenir autonome et commettre un acte dangereux. Comme si un
pied sur deux pouvait seul décider de prendre un chemin interdit.
Comme si un œil sur les deux se mettait à avoir un regard mauvais.
Cette main, ce pied et cet œil, mieux vaut alors s’en défaire.
On
comprend bien que Jésus ne nous demande pas de nous mutiler pour
résoudre nos penchants pervers en nous proposant d’aller au
paradis manchots ou borgnes plutôt qu’en enfer avec nos deux mains
et nos deux yeux. Un détail devrait nous alerter : Jésus ne
nous invite pas à entrer dans la vie éternelle comme
certaines traductions veulent nous le faire entendre. Le texte dit
simplement « entrer dans la vie », dans la vie tout
court.
Ce
n’est pas un scénario pour après, c’est un enjeu pour
maintenant, pour savoir si oui ou non nous sommes vivants.
Pour
entrer dans la vie, il se pourrait que nous ayons besoin de nous
délester de ce qui, en nous, fait chuter le petit qui croit.
Le
grand, le grand croyant, sûr de son coup, sûr de sa foi, sûr
d’avoir raison, sûr d’être du bon côté, celui qui juge les
pratiques différentes comme des pratiques forcément fausses, celui
qui se méfie du prêtre bayonnais qui célèbre en solitaire sa
messe en latin dans la pénombre de la cathédrale, celui-là n’est
pas concerné.
C’est
le petit qui est en danger, le petit croyant en chacun de nous, celui
qui hésite, qui s’interroge, qui se sent fragile. C’est celui-là
que le Christ s’est choisi. C’est lui qu’il veut protéger de
toute chute.
Pour
entrer dans la vie, la petite part fragile de notre foi peut très
bien avoir besoin que nous abandonnions la main qui saisit sans qu’on
lui donne, la main qui prend au lieu de recevoir. Le pied qui
retourne en arrière, le pied qui écrase au lieu de danser. L’œil
qui juge et qui condamne, l’œil qui se ferme au lieu de pleurer
avec son frère.
Pour
faire entrer dans la vie le petit que nous sommes en vérité dans la
foi, il ne faut pas avoir peur d’être incomplet, qu’importe s’il
manque des morceaux. Il se pourrait même que nul n’entre dans la
vie sans être boiteux, manchot ou borgne. Nul n’entre dans la vie,
dans la vie véritable, sans avoir perdu des plumes, nul n’entre
dans la vie sans blessures. Les complets, les intacts… ceux-là se
dirigent dans un feu…
Je
ne comprends rien à ce que fait chaque matin ce prêtre dans cette
cathédrale. Ça ne correspond à rien de ce que j’ai compris de
l’eucharistie, tout m’agace là-dedans. Mais au
fond, qu’importe, qui suis-je pour juger s’il est à la suite du
Christ ou non ? Ce qui doit me préoccuper, ce n’est pas
l’autre qui ne pense pas comme moi, qui ne célèbre pas comme moi…
c’est celui qui, en moi, bouscule le petit qui veut croire. C’est
ce combat intérieur entre moi et moi-même.
Entre
ce qui en moi s’attache à rester intact et sans perte et le
minuscule qui porte ma foi et qu’une main, un pied ou un œil,
suffit à faire tomber.
Seigneur
garde-nous de cette main desséchée, de ce pied conquérant, de cet
œil orgueilleux. Que mon âme soit en moi comme un enfant, un
petit enfant près de sa mère (ps 130) Un
petit enfant qui entre dans la vie.
╬ Amen
Sylvain
diacre
Note :
Certains
ont été choqués par cette homélie, y entendant une critique ou un
jugement d’une certaine « sensibilité », d'un mode
de célébrer d’un certain clergé. On nous a reproché un esprit
de division, une instrumentalisation de la prédication à des fins
personnelles et idéologiques.
Pardon pour ceux qui ont pu être blessés.
Notre propos est exactement contraire à l’esprit de
division : Cette homélie affirme avec force que nul ne peut juger
de la pratique de l’autre et que ne pas comprendre telle ou telle
position n’autorise en aucun cas l’exclusion « ne
l’empêchez pas, qui n’est pas contre nous est pour nous ».
Il
n’y a pas un mot
dans cette homélie qui juge ou qui condamne ce prêtre rencontré au
petit matin. Pas un mot
qui laisse entendre qu’il se trompe ou qu’il devrait faire
autrement…. Ce n’est pas ici la question.
Il
y a un « je » qui est troublé par le spectacle qui lui
est donné à voir (qu’il avoue ne pas comprendre), et qui entend, dans
l’Evangile, que ce trouble importe peu, que la vraie question n’est
pas extérieure mais que le combat est (toujours) intérieur.