Dans
toutes les religions du monde, il y a un virus. Celui de penser et d’agir comme
si la puissance de notre Dieu était un acquis. Un acquis à protéger, à
défendre. Comme si notre seule responsabilité était de ne rien changer dans nos
convictions, nos certitudes ou simplement nos habitudes. Or ce que nous venons
d’entendre, dans le récit de la mort d’Etienne, dans les derniers mots du livre
de l’apocalypse de Jean, et dans ceux de Jésus lui-même, c’est un cri, une
prière, un désir : « viens Seigneur Jésus ! », et sur les
lèvres de Jésus : « qu’ils soient un, comme Toi, Père, tu es en
moi et moi en toi. »
Les
apôtres, et depuis eux, tous les disciples du Christ, n’en finissent pas de
passer des seuils, de franchir des barrières, dans leur relation avec Dieu. Chacun
d’eux a connu la surprise de la première rencontre avec Jésus, de la force qui
venait de lui, de ses paroles de feu et de la lumière qu’il réveillait chez les
gens. Chacun d’eux ont ensuite expérimenté les forces hostiles à ce qu’il faisait
et disait. Chacun d’eux ont très mal vécu sa mort. Puis leur est venu l’étrange
présence du ressuscité et la trouée qu’il faisait dans l’avenir du monde, et,
quelques jours après, son ascension, comme nous disons. Jésus a beau nous avoir
dit qu’il ne nous laisserait pas orphelins, ce n’est pas toujours facile de le
vivre. Enfin il y eut l’irruption de l’Esprit, celui qui plane sur les eaux
depuis le commencement, comme un aigle qui protège sa couvée.
Chaque
année, tous les chrétiens passent et repassent par les hauts et les bas, les
tours et les détours de cette aventure à sa suite, sur son chemin : la
joie de sa naissance à Noël, sa façon de soigner, de guérir, de pardonner, sur
les chemins de Palestine, puis le carême et la semaine sainte, et dans une semaine,
la fête de la Pentecôte. Qu’est-ce qui nous fait tenir ? Qu’est-ce qui
nourrit notre foi en Lui ? Qu’est-ce qui nous aide à continuer de nous
aimer les uns les autres, comme il nous a aimés ? Quoiqu’il arrive…
On nous a enseigné, de génération en génération,
que notre force, c’est l’Esprit saint. Pas ma force, mais sa force à Lui, en
moi. Qu’elle parle maintenant, en moi, en vous.
Cette force c’est quand une parole, un
regard, un geste vient se substituer à mes sentiments, mes projets, mes peurs,
mes souffrances et installe dans mon corps de la lumière, de la paix ; une
sorte de réconfort qui prend sa place chez moi, sans que j’ai été le chercher,
comme une surprise heureuse. Cette force vient de l’extérieur ; elle vient
de n’importe qui. Dans la Bible, comme
dans la vie, ce sont des détails, qui tissent des fils inattendus, dans la
trame de notre journée ; des fils d’argent ou d’or qui tirent de l’oubli
des liens immémoriaux enfouis dans notre chair vive. Comme un discret souffle
de vie qui réenchante ce quotidien que nous croyions déjà écrit, ordonné,
programmé, inéluctable. Comme le retour d’une danse enfantine où un visage, un
regard, une odeur émerveille notre âme jusqu’au bord de nos lèvres et de nos
yeux. Elle vient d’un proche ou d’un étranger. Elle vient d’en-haut. Chacun de
nous est équipé depuis toujours pour lui accorder l’hospitalité. Pour que
nous reconnaissions qu’elle nous est envoyée, comme dit Jésus ; que nous
sommes bâtis pour ce genre de visite.
Nous chantons
parfois ici un refrain qui en parle très bien : « L’amour
jamais ne passera, l’amour demeurera. L’amour, l’amour seul, la charité jamais
ne passera. Car Dieu est amour ». Cet amour-là n’est pas une conviction,
un effort pour l’entretenir ; il est une expérience ; trop rare peut-être ;
trop passagère le plus souvent ; mais personne ne peut dire qu’il ne l’a
jamais senti passer, même si depuis trop de choses l’ont enfoui. Car cet
amour-là n’habite pas seulement les églises. Il suffit, à l’hôpital, d’une
visite pour que la douleur cesse d’être un diable qui dévore ce qui vous reste
de force. Il suffit d’un moment d’attention pour un jeune devenu trop
solitaire, pour que se réveille en lui le gout de vivre en plein vent que Dieu
a semé en lui. Il suffit d’un sourire qui désobéit à la grisaille du temps,
pour que revienne sur un visage sa lumière intérieure.
Nous nous souvenons aujourd’hui du 8 mai
1945. Le retour de ceux qui revenaient de la guerre ou des camps. La joie et
l’incertitude de ceux qui étaient restés. En quatre années, nous changeons les
uns et les autres. Mon père et ma mère s’aimaient encore, mais sans savoir c
que l’autre avait vécu et ce qu’ils étaient devenus. C’est auprès d’eux que
j’ai appris ce que la part d’amour qui leur venait de Dieu et de leur foi était
capable de reconstruire. C’est tellement difficile et hasardeux de s’aimer à
nouveau après une si longue absence. C’est fou et tellement heureux, lorsque
les réalités d’en-haut se substituent aux réalités d’en-bas, celles de l’amour
d’avant qui n’étaient plus comme avant. Je n’ai rien compris à cette époque.
Mais c’est auprès d’eux que j’ai fait connaissance avec la force d’en-haut,
celle qui réanime les liens qui avaient été malmenés. J’ai appris par la suite
à quel point cette force était capable de restaurer des relations enfuies. Et
ce n’était pas seulement dans les familles, mais en ville aussi et au travail.
Et ce n’est pas seulement une histoire du passé. Elle a gardé toute sa force
aujourd’hui, pour ceux qui s’y risquent.
Ceci est la technologie de l’Esprit
saint. Elle passe de lui à nous, par nous, entre nous. Elle est entièrement
disponible. Et l’énergie qu’elle dispense est la puissance même de la tendresse
de Dieu pour nous. A nous de participer à son travail d’enfantement.
Voilà ce que je lis dans la prière de
Jésus : « Qu’ils soient un, comme toi, Père, tu es en moi et moi en
Toi. Pour que le monde croie que tu m’as envoyé, et que tu les as aimé comme tu
m’as aimé. Je veux que là où je suis, ils soient eux aussi avec moi. »
Jean-Pierre Duplantier