Lorsque
Jésus voit l'aveugle de naissance et qu’il constate que ses disciples
n'enregistrent dans cet aveuglement qu'un effet du péché, il ouvre une brèche
dans l'image que nous nous faisons du péché, en mettant en route l’étonnante
histoire de sa guérison et des remous que cela déclenche dans son
environnement, les voisins, les juifs, les parents.
Pour
les disciples, comme pour les juifs, le péché est un ratage dans la création.
C'est ce que les hommes font qui causent tous leurs malheurs. Pour Jésus le péché
c'est ce que les hommes ont et que Dieu enlève. Comme sur le chemin de Damas,
lorsque Paul sous l’effet de la lumière venue du ciel tombe à terre, entend la
voix, puis se relève et bien qu'il ait les yeux ouverts ne voit plus rien.
Trois jours après, juste après son baptême, des membranes lui tombent des yeux.
C'est
comme si depuis la naissance, l’aveugle, Paul et nous, nous avions des
membranes sur les yeux et que cela faisait partie du déroulement de la création.
D'abord des membranes sur les yeux, puis Dieu les fait tomber, et nos yeux
voient ce que Dieu est train de faire de nous : des fils à son image. « C'est pour que l’action de
Dieu se manifeste en lui » dit Jésus.
Le
mot que nous traduisons par membrane désigne une enveloppe qu’il faut enlever,
comme une coque de noix, des écailles de poissons, une croûte sur une plaie, une
coque autour d'un oeuf pour que paraisse le fruit, la chair, la peau, l’œuf.
Il
est écrit que Dieu a façonné l’homme en chair
et en os. En os, c’est-à-dire fait de terre, de poussière, rassemblé de
ses mains, et en chair avec sa Parole. Très vite, l'homme et la femme hésitent
: ou bien cet acte créateur est le commencement de notre propre histoire, de ce
que nous allons construire nous-mêmes avec les matériaux et les forces de la
terre ; ils misent sur la terre et sa puissance d’évolution, ou bien ce geste
de création n’est que le premier acte de l'oeuvre de Dieu, qui va continuer à
nous éveiller à la vie qu’il donne ; nous misons sur la puissance du désir de
Dieu d'avoir des fils qui portent sa ressemblance. Nos pères et nous-même avons
été séduits par ce que nous pouvions tirer de jouissance de nos propres capacités
et de notre environnement. La terre dont nous sommes pétris est devenue alors une
enveloppe, une coquille à l’intérieur de laquelle nous avions tout ce qu’il
faut pour exister, pour consommer la vie. Cette coquille a emprisonné notre
chair, et l’a rendu incapable de ce pourquoi elle nous a été donné: voir Dieu, saisir
sa présence, écouter sa voix. Notre chair s’est trouvée alors soumise à l'impératif
de la jouissance, de la convoitise.
Le
geste que fait Jésus sur l'aveugle est une rupture dans ce scénario. Il crache
sur le sol et, avec la salive, il fait de la boue qu'il applique sur les yeux
de l'aveugle. Il remet en route la version de la décision de Dieu : faisons l’homme
à notre image ! Le péché de l'aveugle devient alors non pas ce qu’il a fait de
mal, c'est le voile qu'il a sur les yeux et l’empêche de voir le travail que
Dieu est en train de réaliser avec nous, , créer des fils à sa ressemblance.
Deuxième étape dans le récit : Jésus dit « va te
laver à la piscine de Siloé.» Dans l'acte de création il n'y a pas seulement ce
que Dieu fait, il y a en même temps ce qu'il commande. L'homme a quelque chose à
faire : va te laver a la piscine de Siloé. Un déplacement et pas n'importe quel
déplacement : à la piscine de l’envoyé : c'est la traduction de Siloé.
L'aveugle va se laver, il revient, il voyait. C'est plus difficile à
comprendre, parce que l’affaire prend une dimension collective, sociale.
La piscine de Siloé, c'est d'abord le lieu de sortie de
l'aveuglement ; quand il revient, il voit. Cet endroit est disponible pour tous
les aveugles de ce genre. Mais c'est surtout un lieu de mémoire. Isaïe en parle
clairement (Is 22, 11) : Siloé c'est l'endroit de la ville où il est possible
de découvrir que les guerres, les injustices et les mensonges ont été envoyées
par Dieu, pour nous alerter, nous faire changer de route, quitter nos idoles,
ouvrir les yeux sur l’oeuvre de Dieu.
C'est là que l'aveugle va découvrir que ce n'est pas lui
qui était aveugle, mais que tout son peuple vivait comme lui dans le noir, dans
les ténèbres Tous vivaient à l'intérieur d'un écran panoramique, où circulaient
les images qui peuplent ce qu'on dit, ce qu'on pense, qu'on admire, qu'on rêve
ou dont on a peur. Ils vivaient dans un monde d'idoles. C'est eux qui avaient
fabriqué ces idoles, mais maintenant c'est elles qui commandaient leurs vies.
Et tout d'un coup cet écran se craquelle. Et soudain sa chair va redevient
capable de voir l’œuvre de Dieu en cours, et de vivre sous un ciel habité.
L'effet est immédiat dans son entourage. Les voisins sont
décontenancés par cet aveugle qui a changé, les juifs se raccrochent au sabbat,
à la loi de Moïse, pour tenter d'effacer cette guérison et celui qui l’a réalisé,
les parents eux-mêmes se mettent à l'abri. C’est une véritable crise pour eux.
Leurs points de repère s'effilochent.
Vient alors la troisième étape du récit. Jésus, l’envoyé,
revient. La guérison de l'aveugle devient la parabole de ce que Jésus est venu
faire dans le monde. Il révèle chez nous une situation de crise, au moment ou
tout se met à trembler dans le cours de notre existence individuelle et
collective. Quelque chose d'inouï, d'insolent, désobéit à nos points de vue, à nos convictions, à nos projets, à nos peurs mêmes. «Crois-tu au Fils de
l’homme ?» Qui est‑il? Tu le vois,
c'est moi qui te parle ! L'aveugle ne reçoit pas la vision claire d'un
nouveau projet de société. L'aveugle ne voit pas en fait, il croit au Fils de l’homme
qui lui parle. Telle est la véritable vision de l'homme dans l'aventure de la
création.
Voila, je n’ai rien d'autre à dire. Il nous reste à méditer,
à prier et à contempler ce que nous venons d'entendre, Je suis comme vous. Le
Christ me demande de reconnaître la boue qui est sur mes yeux depuis le
commencement, afin que s'éveille en moi le désir que Dieu poursuive son acte de
création. C'est Lui et lui seul qui peut nous élever à la condition de Fils. Ce
n’est pas l'homme qui fabrique des fils de Dieu ; c'est Jésus-Christ, le Fils
de l'homme qui témoigne de l’oeuvre de Dieu. Il me parle; Il me dit d’aller à cet
endroit de notre histoire commune, où des fractures ont eu lieu. Ces cicatrices
ne nous condamnent pas, elles sont des avertissements envoyés par notre Père
d'en - haut, pour que nous revenions vers Lui, vers Lui et tous ceux que je découvre,
blessés comme moi, d'être réduits à la condition d'esclave.
Il me reste, il nous reste, de croire en Lui maintenant
de nouveau, en regardant autrement les conditions réelles dans lesquelles nous
vivons. Et de nous laisser être nourris de sa Parole, de sa présence, de son
corps et de son sang.
Jean-pierre Duplantier