Jésus vient de terminer son enseignement dans la synagogue de
Capharnaüm : « De même que le Père m’en envoyé et que je vis par le
Père, de même celui qui mange ma chair et boit mon sang vivra par moi. ».
Pour beaucoup des disciples s’en est trop. « Qui peut encore
l’écouter ? »
Il y a donc
un bon nombre de gens qui osent dire que ce que dit Jésus est incompréhensible.
Mais pourquoi donc revenir encore une fois sur cette affaire, à la messe,
aujourd’hui ?
Parce que
c’est un moment de blocage dans la foi des disciples d’alors, et dans notre foi
peut-être aussi. Un blocage discret, silencieux, mais tenace.
Jésus le sait. D’emblée, il désigne où se tient ce blocage.
« Quand vous verrez le Fils de l’homme monter là où il était avant… »
Jésus sait que nous lui collons facilement l’image d’un héros libérateur, d’un
messie. Jésus sait que cette image peut enthousiasmer les disciples un certain
temps et tenir en haleine les foules. Mais, en Lui, il y a d’abord d’où il
vient et où il va. C’est vers la gloire de son Père, qu’il monte. Là est sa
vraie vie. Et devant ce souffle qui l’habite, la chair, notre chair est
déroutée, quasi infirme.
Pourtant cette chair, c’est bien
Dieu qui l’a installée en nous, qui lui a creusée une place dans notre corps. Une
chair capable de voir, d’entendre, de sentir ce qui nous vient des autres, de
notre environnement, des évènements. Une chair qui ouvre nos lèvres, nos mains,
notre cœur à l’au-delà de nous-mêmes. Mais capable aussi d’aimer ou de se
refermer, de bénir ou de maudire, de croire ou de rejeter celui qui vient, de
se laisser emporter n’importe où parfois, et de jouer avec sa liberté, droit
devant, sans lever les yeux plus loin que son plaisir. Dès que Jésus
s’approche, la crise s’accélère.
Nous le savons
bien, ce n’est pas internet, la télé, la technique, les bonnes ou mauvaises
rencontres qui sont dangereuses ; c’est ce que notre chair en fait. C’est
notre étrange soumission à ce qui nous paraît beau et bon, à notre besoin de
jouissance immédiate. Et on y met la main, et on le mange goulument et c’est,
jour après jour, le dessous de nos âmes qui est dévoré.
Et Jésus le
sait. Pour écouter ce qu’il dit, la chair ne sert de rien. C’est l’Esprit qui
donne la vie. « Personne ne peut venir à moi, dit-il, si cela ne lui est
donné par le Père. »
Mais alors, quand, où, et comment
le Père nous le donne ?
Il y a longtemps que la réponse est là : la vie nous vient par la visite de la beauté et de la force de l’amour
que Dieu nous porte. Le pape François ne cesse de le redire.
Depuis que
j’ai lu ces textes, il y a quelques jours, j’ai demandé à Dieu de réveiller ma
mémoire à propos des impacts dans ma vie de cette beauté de l’amour de Dieu. Et
j’ai vu revenir une foule de petits détails que j’étais en train d’oublier.
Il y a quelques semaines, je suis passé devant l’église, la nuit était
tombée et la porte était fermée. Contre la porte était couché un homme. Il
avait bu, trop. Je lui ai dit que j’allais prévenir la police, pour qu’on
l’amène à l’hôpital, pour le soigner. Qu’il ne pouvait pas passer la nuit ici.
C’était dangereux. Lentement, il a pris mes mains, les a serré et a dit :
« s’il vous plait, mon père, laissez-moi ici, c’est là que je suis le plus
prêt de Dieu. Et j’en ai besoin. »
Il y a quelques jours, nous recevions avec Christian Lafon, le fils et
la fille d’une dame qui venait de mourir. Dans la conversation, sa fille nous
dit tout à coup : « ma mère m’a laissé un trésor. Elle m’a
dit : j’ai fait chaque jour ce que je croyais juste. J’ai essayé. Je sais
maintenant que mes péchés sont pardonnés ; c’est Jésus qui les a enlevés,
par sa mort, par sa résurrection. Je suis en paix. » Entre nous quatre,
venait de se poser un petit coin de la beauté de l’amour que Dieu nous porte. La
raison ne suffit pas à rendre compte de ces quelques mots. Chez cette femme,
c’est la connaissance du cœur, comme disait Pascal, qui parlait ; cette
intelligence de feu que l’Esprit saint réveille parfois dans notre chair. Ce
n’est pas seulement l’émotion qui nous les a fait trouver belles. C’est le Père
qui nous l’a donné.
Chacun de nous porte dans sa mémoire des moments de ce genre : dans
les larmes d’une femme abandonnée, qui coulent soudain, enchâssées dans un
sourire, comme une source nettoyée, qui coule à nouveau en elle. Dans le
silence qui nous rassemble devant un coucher de soleil et que l’un de nous
murmure : merci mon Dieu ! Dans la nouvelle d’une réconciliation
inespérée, pour laquelle nous avions tant prié. Et tant d’autres choses,
inscrites par le Seigneur dans notre mémoire.
… Des
paroles vie éternelle venues dans notre chair. Je comprends mieux aujourd’hui
ce que Pierre a dit : « A qui irions-nous ? Tu as les
paroles de vie éternelle » Pas des paroles qui parlent, décrivent,
expliquent ce qu’est la vie éternelle. Mais des paroles qui révèlent, instaurent, nous installe dans la
vie éternelle, maintenant. Comme un processus de la venue du Royaume de Dieu,
où nous sommes pris, enlevés… quand vous verrez monter le Fils de l’homme, là
où il était auparavant !
En
entrant maintenant dans la prière eucharistique, en communiant au pain et
au vin, nous allons faire mémoire de la mort et de la résurrection du Christ
Jésus. Ainsi s’accomplit pour nous la promesse que Dieu a donné aux fils d’Israël. Josué dit aux
tribus d’Israël, s’il ne vous plait pas de servir le Seigneur, choisissez
aujourd’hui qui vous voulez servir, le Dieu de vos pères, ou les dieux de ceux
dont vous habitez le pays ? » Le peuple répondit : plutôt mourir
que d’abandonner le Seigneur. C’est Lui qui nous a fait monter d’Egypte, cette
maison d’esclavage ; c’est lui qui nous a protégés tout au long du
chemin. »
La mémoire
de la beauté et de la force de l’amour que Dieu nous porte est l’un des trois
brins de l’A.D.N du peuple de Dieu. La foi est construite en nous par ce que
Dieu nous donne et la mémoire que nous en gardons. Le second brin de cet ADN du
peuple de Dieu est notre style de vie : tu aimeras le Seigneur ton Dieu de
toutes tes forces, de tout ton cœur de toute ton intelligence et tu aimeras ton
prochain comme toi-même. Et le troisième est notre destination véritable :
c’est dans la lumière de Dieu, au soleil levant du Christ Jésus, que nous
sommes attendus.
Voilà ce que
nous vivons ici. Que la Paix soit avec vous.
Jean-Pierre Duplantier