L'aveugle né / Jn 4 43-54 / Une homélie de JP Duplantier

Lorsque Jésus voit l'aveugle de naissance et qu’il constate que ses disciples n'enregistrent dans cet aveuglement qu'un effet du péché, il ouvre une brèche dans l'image que nous nous faisons du péché, en mettant en route l’étonnante histoire de sa guérison et des remous que cela déclenche dans son environnement, les voisins, les juifs, les parents.
 
Pour les disciples, comme pour les juifs, le péché est un ratage dans la création. C'est ce que les hommes font qui causent tous leurs malheurs. Pour Jésus le péché c'est ce que les hommes ont et que Dieu enlève. Comme sur le chemin de Damas, lorsque Paul sous l’effet de la lumière venue du ciel tombe à terre, entend la voix, puis se relève et bien qu'il ait les yeux ouverts ne voit plus rien. Trois jours après, juste après son baptême, des membranes lui  tombent des  yeux.
C'est comme si depuis la naissance, l’aveugle, Paul et nous, nous avions des membranes sur les yeux et que cela faisait partie du déroulement de la création. D'abord des membranes sur les yeux, puis Dieu les fait tomber, et nos yeux voient ce que Dieu est train de faire de nous : des fils  à son image. « C'est pour que l’action de Dieu se manifeste en lui » dit Jésus.
 
Le mot que nous traduisons par membrane désigne une enveloppe qu’il faut enlever, comme une coque de noix, des écailles de poissons, une croûte sur une plaie, une coque autour d'un oeuf pour que paraisse le fruit, la chair, la peau,  l’œuf.
Il est écrit que Dieu a façonné l’homme en chair et en os. En os, c’est-à-dire fait de terre, de poussière, rassemblé de ses mains, et en chair avec sa Parole. Très vite, l'homme et la femme hésitent : ou bien cet acte créateur est le commencement de notre propre histoire, de ce que nous allons construire nous-mêmes avec les matériaux et les forces de la terre ; ils misent sur la terre et sa puissance d’évolution, ou bien ce geste de création n’est que le premier acte de l'oeuvre de Dieu, qui va continuer à nous éveiller à la vie qu’il donne ; nous misons sur la puissance du désir de Dieu d'avoir des fils qui portent sa ressemblance. Nos pères et nous-même avons été séduits par ce que nous pouvions tirer de jouissance de nos propres capacités et de notre environnement. La terre dont nous sommes pétris est devenue alors une enveloppe, une coquille à l’intérieur de laquelle nous avions tout ce qu’il faut pour exister, pour consommer la vie. Cette coquille a emprisonné notre chair, et l’a rendu incapable de ce pourquoi elle nous a été donné: voir Dieu, saisir sa présence, écouter sa voix. Notre chair s’est trouvée alors soumise à l'impératif de la jouissance, de la convoitise.
 
Le geste que fait Jésus sur l'aveugle est une rupture dans ce scénario. Il crache sur le sol et, avec la salive, il fait de la boue qu'il applique sur les yeux de l'aveugle. Il remet en route la version de la décision de Dieu : faisons l’homme à notre image ! Le péché de l'aveugle devient alors non pas ce qu’il a fait de mal, c'est le voile qu'il a sur les yeux et l’empêche de voir le travail que Dieu est en train de réaliser avec nous, , créer des fils à sa ressemblance.
 
Deuxième étape dans le récit : Jésus dit « va te laver à la piscine de Siloé.» Dans l'acte de création il n'y a pas seulement ce que Dieu fait, il y a en même temps ce qu'il commande. L'homme a quelque chose à faire : va te laver a la piscine de Siloé. Un déplacement et pas n'importe quel déplacement : à la piscine de l’envoyé : c'est la traduction de Siloé. L'aveugle va se laver, il revient, il voyait. C'est plus difficile à comprendre, parce que l’affaire prend une dimension collective, sociale.
La piscine de Siloé, c'est d'abord le lieu de sortie de l'aveuglement ; quand il revient, il voit. Cet endroit est disponible pour tous les aveugles de ce genre. Mais c'est surtout un lieu de mémoire. Isaïe en parle clairement (Is 22, 11) : Siloé c'est l'endroit de la ville où il est possible de découvrir que les guerres, les injustices et les mensonges ont été envoyées par Dieu, pour nous alerter, nous faire changer de route, quitter nos idoles, ouvrir les yeux sur l’oeuvre de Dieu.
 
C'est là que l'aveugle va découvrir que ce n'est pas lui qui était aveugle, mais que tout son peuple vivait comme lui dans le noir, dans les ténèbres Tous vivaient à l'intérieur d'un écran panoramique, où circulaient les images qui peuplent ce qu'on dit, ce qu'on pense, qu'on admire, qu'on rêve ou dont on a peur. Ils vivaient dans un monde d'idoles. C'est eux qui avaient fabriqué ces idoles, mais maintenant c'est elles qui commandaient leurs vies. Et tout d'un coup cet écran se craquelle. Et soudain sa chair va redevient capable de voir l’œuvre de Dieu en cours, et de vivre sous un ciel habité.
 
L'effet est immédiat dans son entourage. Les voisins sont décontenancés par cet aveugle qui a changé, les juifs se raccrochent au sabbat, à la loi de Moïse, pour tenter d'effacer cette guérison et celui qui l’a réalisé, les parents eux-mêmes se mettent à l'abri. C’est une véritable crise pour eux. Leurs points de repère s'effilochent.
 
Vient alors la troisième étape du récit. Jésus, l’envoyé, revient. La guérison de l'aveugle devient la parabole de ce que Jésus est venu faire dans le monde. Il révèle chez nous une situation de crise, au moment ou tout se met à trembler dans le cours de notre existence individuelle et collective. Quelque chose d'inouï, d'insolent, désobéit à nos points de vue, à nos convictions, à nos projets, à nos peurs mêmes. «Crois-tu au Fils de l’homme ?» Qui est‑il? Tu le vois, c'est moi qui te parle ! L'aveugle ne reçoit pas la vision claire d'un nouveau projet de société. L'aveugle ne voit pas en fait, il croit au Fils de l’homme qui lui parle. Telle est la véritable vision de l'homme dans l'aventure de la création.
 
Voila, je n’ai rien d'autre à dire. Il nous reste à méditer, à prier et à contempler ce que nous venons d'entendre, Je suis comme vous. Le Christ me demande de reconnaître la boue qui est sur mes yeux depuis le commencement, afin que s'éveille en moi le désir que Dieu poursuive son acte de création. C'est Lui et lui seul qui peut nous élever à la condition de Fils. Ce n’est pas l'homme qui fabrique des fils de Dieu ; c'est Jésus-Christ, le Fils de l'homme qui témoigne de l’oeuvre de Dieu. Il me parle; Il me dit d’aller à cet endroit de notre histoire commune, où des fractures ont eu lieu. Ces cicatrices ne nous condamnent pas, elles sont des avertissements envoyés par notre Père d'en - haut, pour que nous revenions vers Lui, vers Lui et tous ceux que je découvre, blessés comme moi, d'être réduits à la condition d'esclave.
 
Il me reste, il nous reste, de croire en Lui maintenant de nouveau, en regardant autrement les conditions réelles dans lesquelles nous vivons. Et de nous laisser être nourris de sa Parole, de sa présence, de son corps et de son sang.

Jean-pierre Duplantier

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