Chaque année après Pâques, nous avons à faire avec ces étranges récits
des apparitions du Ressuscité. Jésus, le crucifié, celui qu’on a déposé dans le
tombeau, vient au milieu de ses apôtres. Ils sont saisis de frayeur et de
crainte, raconte Luc, ils croyaient voir un esprit, un fantôme, un revenant. Nous,
nous sommes plus habitués. Et puis, c’est possible de se rassurer : c’est
l’expérience spirituelle qui fonde notre foi. Oui mais le mot spirituel ne va
pas bien, car Jésus leur dit clairement : « Touchez-moi,
regardez : un esprit n’a ni chair ni os, comme vous voyez que j’en
ai. »
Si nous nous
en tenons à notre raison, à notre saisie habituelle des choses, à ce que nous
savons de l’homme, de sa vie, de sa mort, ce genre de récit n’est pas tenable.
Il ne tient pas la route. C’est très beau, mais çà n’a pas de bons sens.
A moins que les pensées de Dieu ne
soient pas nos pensées et que ses chemins ne soient pas les nôtres. Dans ce
cas, ce que Jésus vit et montre de Lui pourrait être la pensée de Dieu, son chemin.
Autrement dit : Jésus serait la parole de Dieu faite chair.
La question devient alors :
comment cette pensée et cette vie de Dieu arrive jusqu’à nous, jusqu’à notre
tête, nos yeux, nos oreilles. Son œuvre est là tout le temps, dans nos
rencontres, dans nos liens, dans ce qui nous arrive, mais comment pouvons-nous
mettre des mots dessus, l’écouter, lui parler, nous en parler ? Nous
connaissons la réponse : le contact, la médiation, entre le Christ et
nous, c’est lire notre vie « selon les Ecritures », comme il dit.
Si c’est vrai, allons-y. Jésus
ressuscité déclare qu’il est là « en chair et en os ». Or cette
expression est là, dans la Bible, depuis le début. Adam, découvrant sa femme,
dit : « cette fois-ci, c’est l’os de mes os, la chair de ma chair. »
Et cela désigne très précisément ce qui vient de lui arriver. Adam réalise que
Dieu vient de faire de lui un vivant hybride, avec une architecture complexe et
une dynamique totalement inattendue. Dieu venait de décider en effet:
« faisons l’homme à notre image, à notre ressemblance. Adam a donc été
façonné avec de la poussière, de la matière, du terrestre ; il arrivait au
bout de l’évolution des espèces, avec toutes les capacités biologiques,
sociales propres au vivant. Il était fait de ce bois-là. C’est son arbre
généalogique, les os de son cerveau et de ses membres, et toutes les
articulations qui vont avec et toute l’énergie qui lui est propre. Mais Dieu a
creusé en lui, sous anesthésie générale, un espace nouveau. Il lui a enlevé une
cote ou un côté et y a mis de la chair, c’est-à-dire une part de lui qui
appartient à Dieu et à son désir, une sorte de dispositif capable de réagir à
sa présence, à sa Parole, à la puissance de son amour. Telle est l’architecture
de l’humain : en chair et en os. Exactement celle dont parle Jésus à ses
apôtres.
Et le récit du livre de la Genèse continue : l’homme quittera son
père et sa mère et s’attachera à sa femme vers une seule chair. L’homme est
donc façonné pour quitter son arbre généalogique, son père et sa mère, et se
mettre en route avec la femme, vers un au-delà d’eux-mêmes, vers une seule
chair. Ils sont une architecture en mouvement.
Là est la
crise, l’épreuve de l’humain. Ils réduisent l’objectif d’une seule chair à ce
qu’ils en voient, à ce qu’ils en rêvent : leur couple, leur famille, leur
enfant, leur clan, leur milieu, leur société, leur monde. La création de Dieu
devient pour eux un acquis, leur propriété. Dieu a créé le monde, à nous de le
gérer.
Ils donnent d’ailleurs
à leur premier enfant le nom de Caïn, d’un verbe hébreu qui signifie acquérir.
Eve dit de lui, je l’ai acquis de Dieu. Pourtant, dès le début, un autre enfant
est là. Son nom est Abel, un enfant discret, lumineux, habité par la tendresse
de Dieu. Jésus, le Christ, est déjà là dans ces récits du commencement. Toute
la Bible parle de Jésus d’un bout à l’autre.
Or Caïn ne
supporte pas ce frère hybride, homme comme lui, mais fils de Dieu en même
temps. Il le massacre. Quand Jésus vient, l’affaire devient manifeste pour
tous : les hommes à taille unique, qui ne fonctionnent que selon leur
pensée et leur énergie propre, vont massacrer le fils de Dieu, le Prince de la
vie.
Mais là où
les hommes ont pu penser qu’ils allaient enfin être débarrassés de cette
présence en eux de la miséricorde de Dieu, l’inverse s’est produit : Ce
Jésus aime cette terre comme nous, souffre comme nous, mais obéit à son Père.
Et entre ces deux-là, le Père et le Fils, le souffle de leur amour emporte
toutes nos images et nos prétentions et inscrit dans notre histoire notre
véritable chemin, la vérité qui nous revient de l’oubli, la vie que Dieu
éveille en nous.
Ce qui est réveillé chez nous, avec le Christ ressuscité, ce n’est pas
d’abord une morale, ni même une doctrine, c’est une pratique, vieille comme le
monde : manger ensemble, nourrir son propre corps en même temps que nos
liens entre nous. Jésus leur dit : avez-vous quelque chose à manger ?
Cette fois-ci, c’est du poisson grillé, la nourriture ordinaire de ces pécheurs
du lac de Tibériade, comme lors de la multiplication des pains et des poissons.
La veille c’était du pain et du vin avec les disciples d’Emmaüs, comme pour
nous maintenant. Avec un geste et une parole du Christ en plus. Nous apportons
le pain et il le bénit et dit ceci est mon corps. Nous apportons le vin et il le
bénit et dit ceci est mon sang. Nous voici de nouveau habités et nourris en
même temps par l’énergie de la terre et la lumière d’en-haut. Nous voici de
nouveau mis en route vers le secret de Dieu qu’il est en train d’inscrire, de
créer dans notre existence, au jour le jour, inlassablement. Nous devenons ce
que nous recevons.
Bien sûr, tout ce qui appartient chez nous à la terre continue de
susciter notre soif d’être nous-mêmes, de construire notre propre monde, de
jouir de nos réussites, de souffrir de nos déceptions, de subir les violences
du dedans et du dehors. Mais nous ne sommes plus seuls. Cà parle Dieu désormais
dans tout ce qui nous arrive, d’heureux ou de malheureux, de juste ou d’injuste ;
la présence de Dieu tremble en chacun de nos gestes et de nos sentiments, les
nôtres et ceux des autres, si nous le voulons bien. La Parole de Dieu se fait
chair maintenant. Elle façonne des liens inattendus, apaise nos peurs, éveille
notre espérance, construit notre foi, instaure un amour, une miséricorde qui
nous enlève, nous élève à la hauteur de l’amour que Dieu nous porte dès
l’origine.
Le pape François a raison : les jugements, les médisances, les
rejets, les violences que nous faisons sur les autres et nous-mêmes selon nos
valeurs, nos critères et nos modèles, sont notre façon de fermer notre cœur et
nos oreilles à ce qui parle Dieu dans nos aventures humaines, de massacrer la
présence du Christ dans le quotidien de nos jours.
C’est à cause de cette naissance souvent douloureuse que je prie avec le
psaume, et que j’espère que vous en faites autant, parce que nous avons besoins
les uns des autres, là-dessus :
« Oh
toi, mon Dieu, toi qui demeures en la louange, ne sois pas loin des mots que je
rugis le jour et qui la nuit me laisse sans repos. Je t’en supplie, ne reste
pas loin.
Oh, Toi mon
Dieu, Toi qui demeures en la louange, regarde-moi; regarde-nous. »
Jean-Pierre Duplantier
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