Apparition aux onze / Lc 24 / Une homélie de JP Duplantier

Chaque année après Pâques, nous avons à faire avec ces étranges récits des apparitions du Ressuscité. Jésus, le crucifié, celui qu’on a déposé dans le tombeau, vient au milieu de ses apôtres. Ils sont saisis de frayeur et de crainte, raconte Luc, ils croyaient voir un esprit, un fantôme, un revenant. Nous, nous sommes plus habitués. Et puis, c’est possible de se rassurer : c’est l’expérience spirituelle qui fonde notre foi. Oui mais le mot spirituel ne va pas bien, car Jésus leur dit clairement : « Touchez-moi, regardez : un esprit n’a ni chair ni os, comme vous voyez que j’en ai. »
Si nous nous en tenons à notre raison, à notre saisie habituelle des choses, à ce que nous savons de l’homme, de sa vie, de sa mort, ce genre de récit n’est pas tenable. Il ne tient pas la route. C’est très beau, mais çà n’a pas de bons sens.
 
            A moins que les pensées de Dieu ne soient pas nos pensées et que ses chemins ne soient pas les nôtres. Dans ce cas, ce que Jésus vit et montre de Lui pourrait être la pensée de Dieu, son chemin. Autrement dit : Jésus serait la parole de Dieu faite chair.
 
            La question devient alors : comment cette pensée et cette vie de Dieu arrive jusqu’à nous, jusqu’à notre tête, nos yeux, nos oreilles. Son œuvre est là tout le temps, dans nos rencontres, dans nos liens, dans ce qui nous arrive, mais comment pouvons-nous mettre des mots dessus, l’écouter, lui parler, nous en parler ? Nous connaissons la réponse : le contact, la médiation, entre le Christ et nous, c’est lire notre vie « selon les Ecritures », comme il dit.

            Si c’est vrai, allons-y. Jésus ressuscité déclare qu’il est là « en chair et en os ». Or cette expression est là, dans la Bible, depuis le début. Adam, découvrant sa femme, dit : « cette fois-ci, c’est l’os de mes os, la chair de ma chair. » Et cela désigne très précisément ce qui vient de lui arriver. Adam réalise que Dieu vient de faire de lui un vivant hybride, avec une architecture complexe et une dynamique totalement inattendue. Dieu venait de décider en effet: « faisons l’homme à notre image, à notre ressemblance. Adam a donc été façonné avec de la poussière, de la matière, du terrestre ; il arrivait au bout de l’évolution des espèces, avec toutes les capacités biologiques, sociales propres au vivant. Il était fait de ce bois-là. C’est son arbre généalogique, les os de son cerveau et de ses membres, et toutes les articulations qui vont avec et toute l’énergie qui lui est propre. Mais Dieu a creusé en lui, sous anesthésie générale, un espace nouveau. Il lui a enlevé une cote ou un côté et y a mis de la chair, c’est-à-dire une part de lui qui appartient à Dieu et à son désir, une sorte de dispositif capable de réagir à sa présence, à sa Parole, à la puissance de son amour. Telle est l’architecture de l’humain : en chair et en os. Exactement celle dont parle Jésus à ses apôtres.
 
Et le récit du livre de la Genèse continue : l’homme quittera son père et sa mère et s’attachera à sa femme vers une seule chair. L’homme est donc façonné pour quitter son arbre généalogique, son père et sa mère, et se mettre en route avec la femme, vers un au-delà d’eux-mêmes, vers une seule chair. Ils sont une architecture en mouvement.
Là est la crise, l’épreuve de l’humain. Ils réduisent l’objectif d’une seule chair à ce qu’ils en voient, à ce qu’ils en rêvent : leur couple, leur famille, leur enfant, leur clan, leur milieu, leur société, leur monde. La création de Dieu devient pour eux un acquis, leur propriété. Dieu a créé le monde, à nous de le gérer. 
 
Ils donnent d’ailleurs à leur premier enfant le nom de Caïn, d’un verbe hébreu qui signifie acquérir. Eve dit de lui, je l’ai acquis de Dieu. Pourtant, dès le début, un autre enfant est là. Son nom est Abel, un enfant discret, lumineux, habité par la tendresse de Dieu. Jésus, le Christ, est déjà là dans ces récits du commencement. Toute la Bible parle de Jésus d’un bout à l’autre. 
 
Or Caïn ne supporte pas ce frère hybride, homme comme lui, mais fils de Dieu en même temps. Il le massacre. Quand Jésus vient, l’affaire devient manifeste pour tous : les hommes à taille unique, qui ne fonctionnent que selon leur pensée et leur énergie propre, vont massacrer le fils de Dieu, le Prince de la vie.
Mais là où les hommes ont pu penser qu’ils allaient enfin être débarrassés de cette présence en eux de la miséricorde de Dieu, l’inverse s’est produit : Ce Jésus aime cette terre comme nous, souffre comme nous, mais obéit à son Père. Et entre ces deux-là, le Père et le Fils, le souffle de leur amour emporte toutes nos images et nos prétentions et inscrit dans notre histoire notre véritable chemin, la vérité qui nous revient de l’oubli, la vie que Dieu éveille en nous. 
 
Ce qui est réveillé chez nous, avec le Christ ressuscité, ce n’est pas d’abord une morale, ni même une doctrine, c’est une pratique, vieille comme le monde : manger ensemble, nourrir son propre corps en même temps que nos liens entre nous. Jésus leur dit : avez-vous quelque chose à manger ? Cette fois-ci, c’est du poisson grillé, la nourriture ordinaire de ces pécheurs du lac de Tibériade, comme lors de la multiplication des pains et des poissons. La veille c’était du pain et du vin avec les disciples d’Emmaüs, comme pour nous maintenant. Avec un geste et une parole du Christ en plus. Nous apportons le pain et il le bénit et dit ceci est mon corps. Nous apportons le vin et il le bénit et dit ceci est mon sang. Nous voici de nouveau habités et nourris en même temps par l’énergie de la terre et la lumière d’en-haut. Nous voici de nouveau mis en route vers le secret de Dieu qu’il est en train d’inscrire, de créer dans notre existence, au jour le jour, inlassablement. Nous devenons ce que nous recevons.
 
Bien sûr, tout ce qui appartient chez nous à la terre continue de susciter notre soif d’être nous-mêmes, de construire notre propre monde, de jouir de nos réussites, de souffrir de nos déceptions, de subir les violences du dedans et du dehors. Mais nous ne sommes plus seuls. Cà parle Dieu désormais dans tout ce qui nous arrive, d’heureux ou de malheureux, de juste ou d’injuste ; la présence de Dieu tremble en chacun de nos gestes et de nos sentiments, les nôtres et ceux des autres, si nous le voulons bien. La Parole de Dieu se fait chair maintenant. Elle façonne des liens inattendus, apaise nos peurs, éveille notre espérance, construit notre foi, instaure un amour, une miséricorde qui nous enlève, nous élève à la hauteur de l’amour que Dieu nous porte dès l’origine.
 
Le pape François a raison : les jugements, les médisances, les rejets, les violences que nous faisons sur les autres et nous-mêmes selon nos valeurs, nos critères et nos modèles, sont notre façon de fermer notre cœur et nos oreilles à ce qui parle Dieu dans nos aventures humaines, de massacrer la présence du Christ dans le quotidien de nos jours.
 
C’est à cause de cette naissance souvent douloureuse que je prie avec le psaume, et que j’espère que vous en faites autant, parce que nous avons besoins les uns des autres, là-dessus :
« Oh toi, mon Dieu, toi qui demeures en la louange, ne sois pas loin des mots que je rugis le jour et qui la nuit me laisse sans repos. Je t’en supplie, ne reste pas loin.

Oh, Toi mon Dieu, Toi qui demeures en la louange, regarde-moi; regarde-nous. »

Jean-Pierre Duplantier

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