De l’eau, du
vin, du lait, des viandes savoureuses… une abondance de nourriture et de boisson.
un festin sans rien payer…Venez à moi et écoutez : une présence et une
parole ! ainsi parle Isaïe.
Nous sommes habitués à ce qu’un prophète dise l’avenir, peut-être mieux
qu’une cartomancienne, mais çà y ressemble un peu dans notre tête. En fait, ici
comme le plus souvent, Isaïe parle de l’alliance, du dispositif que Dieu a mis
en place pour réaliser son désir : que tous les hommes soient à son image
et à sa ressemblance.
Pour nous, l’alliance
est en arrière : Dieu l’a conclue avec Abraham, Moïse et David. Mais elle
a aussi un objectif, une dynamique : le désir créateur de Dieu, son
travail d’hier, d’aujourd’hui et demain. Israël est le témoin de cette promesse
en action pour toutes les nations.
S’il s’agit donc de devenir fils de Dieu tout au long de notre
existence, alors cela passe forcément par notre corps. De fait, dans la Bible,
le corps de l’homme est le lieu de l’élection, de l’alliance, de l’amour que
Dieu nous porte. La figure la plus permanente du travail de Dieu chez nous est
en effet celui de la naissance, de l’éducation, de sa conduite par la main, au
jour le jour, à chaque âge, à chaque seuil franchi, à chaque crise traversé. « Par
la bouche des enfants et des nourrissons, tu fondes ta force » chante le
psaume 8. Nous venons de prier avec le
ps.144 : « Les yeux sur toi, tous ils espèrent : tu leur
donnes la nourriture au temps voulu, tu ouvres ta main : tu rassasies avec
bonté tout ce qui vit. » « Ouvre ta bouche, je l’emplirai… ah, si mon
peuple m’écoutait » (ps.81). « Il étanche leur soif ; il comble
de bien les affamés. » (Ps.107).
Pourquoi une telle insistance sur la nourriture et la boisson ? Pour
un double motif que nous expérimentons chaque jour.
Le premier c’est que les humains ont des besoins comme tous les êtres
vivants, mais leurs besoins mêmes sont porteurs d’une force d’attraction qui
n’en finit pas de les tirer au-delà. Rappelez-vous Jacques Brel dans l’homme de
la Mancha : « rêvez un impossible rêve, brûler d’une impossible
fièvre, aimer jusqu’à la déchirure, aimer même trop, même mal, pour atteindre
l’inaccessible étoile… ». Le désir a été semé dans l’être humain, dans son
corps, mêlé intimement à ses besoins, comme une ligne de fuite irrépressible.
Dès que nous
parlons, nous sommes en partance au-delà des choses, de la matière, du plaisir.
Nous résistons, le pied bloqué sur le frein, mais à la moindre faille s’échappe
une demande, un cri pour un regard, un signe, un mot d’amour. Le désir est dans
nos corps la semence des fils de Dieu. S’il suffisait de croire à l’immortalité
de l’âme, s’il suffisait d’affirmer que l’esprit survit à la chair, à quoi bon
la longue patience des fils d’Israël, à quoi bon la venue de la parole de Dieu
dans notre chair, à quoi bon l’exode de Jésus à Jérusalem, sa mort et sa résurrection,
en chair et en os, comme l’écrit l’évangile de Luc. Voilà le premier élément du
dispositif de l’Alliance et il est actif pas seulement dans le passé ou dans le
futur. C’est maintenant ; nous y sommes.
Le second motif de cette insistance sur la nourriture et de la boisson
sur le chemin de l’alliance c’est l’amnistie générale que le Seigneur ne cesse
de déclarer en notre faveur. Il y a en effet une autre expérience qui pollue
irrémédiablement notre corps et notre environnement. Manger et boire tout ce
qui passe à notre portée. Dévorer des yeux tout ce qu’on découvre dans les
magasins, dans les journaux, sur le net, et l’acheter, le consommer ou même le
voler. Dévorer goulument tout ce qu’on peut savoir, tout ce qu’on peut
maitriser. Se comporter comme des vautours qui dépècent et boivent le sang des
millions de gens comme les rapaces de la finance internationale. Et il n’y a
pas qu’eux qui vivent comme des prédateurs. Ils sont là dans la vie politique,
dans nos histoires d’amour, dans tous les rouages de notre vie sociale. Jusques
à quand ? crient les prophètes. Or, les mêmes prophètes, inspirés par un
amour fou qui leur vient d’en-haut, ne cessent d’annoncer l’imminence d’un
amnistie générale pour Israël s’ils reviennent à Dieu : la convoitise,
incrustée dans la chair dès nos premiers balbutiements n’arrête pas le désir de
Dieu sur nous. L’accomplissement de l’amour de Dieu dans l’histoire du monde
passe par le traitement incessant des cicatrices de notre chair. L’alliance
passe toute entière dans l’espace du corps, elle ne le quitte pas.
Venons-en à Jésus. Il fracture notre expérience du temps. Il plante sa
tente parmi nous. Désormais le temps n’est plus la durée entre notre naissance
et notre mort, il est le temps qui nous reste pour devenir fils de Dieu par
Lui, avec Lui et en lui. La mort n’a plus le pouvoir de barrer l’œuvre de Dieu.
Jésus est donc parti en bateau pour un moment de solitude avec son
Père. Il voit alors venir une foule, une foule d’infirmes. Il est remué
jusqu’aux entrailles. Il voit qu’ils portent sur eux l’impuissance de vivre
ensemble par eux-mêmes. Il guérit toute la journée. Le soir venu, les disciples
trouvent que c’est le temps d’arrêter et de les renvoyer, manger dans les
villes et les villages des alentours. « Donnez-leur vous-mêmes à
manger » dit Jésus. Etonnement, ils n’ont que cinq pains et deux poissons.
Jésus prend les cinq pains et les deux poissons, lève les yeux au ciel, dit la
bénédiction, rompt les pains, et demande aux disciples de les distribuer.
Une petite
série de geste : il lève les yeux au ciel : il établit le contact
entre la terre et son Père ; il dit la bénédiction : il parle comme
son Père ; il dit les choses bien, de sorte qu’elles prennent la dimension
de son œuvre de création ; de la nourriture pour fils de Dieu. Il les
rompt, comme on rompt avec ses habitudes, sa vision du monde, ses besoins
terrestres ; et il les donne aux disciples. Cela suffit. Nous avons dans
la tête que les pains se multiplient, comme par magie. En fait d’après le
récit, il n’y a toujours que cinq pains et deux poissons. Mais 5000 hommes sont
rassasiés et il y a 12 paniers de restes.
Je n’ai rien
à expliquer, simplement ceci à vous distribuer : Jésus, avec trois fois
rien que nous avons déjà dans les mains, donne avec profusion, simplement par
le regard avec lequel il présente ce quasiment rien à son Père, par sa parole de
fils bien aimé de Dieu et par un geste il instaure la rupture avec la réalité
concrète observable, avec ce qui est connu, admis. Les disciples vont porter ce
geste de génération en génération. Et c’est l’abondance, la nourriture des
enfants des hommes en train de devenir fils de Dieu, par elle la vie nous vient
dans notre corps telle que Dieu nous la donne. C’est le corps du Christ livré
pour nous, son sang versé pour la multitude, son chemin, sa vérité, sa vie pour
que nous demeurions en nous et lui en nous. Le sacrement, avec quasiment rien,
qui est déjà là entre nos mains, du pain et du vin. Son Père, Lui-même et l’Esprit saint font le
reste et nous entrons dans son royaume. Cela ne fait que passer, mais si nous
ouvrons la bouche, accueillons sa présence et écoutons sa parole, ce qui se
passe dans nos corps est la nourriture pour aujourd’hui de ce qui vient dans
notre condition humaine selon l’amour de notre Dieu.
C’est le
cœur brulant de ce qui nous est donné à vivre à chaque messe.
Jean-Pierre Duplantier
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire