Je suis le pain vivant / Jn 6 51-58 / Une homélie de JP Duplantier

« Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi, et moi, en Lui ». Quelle est cette relation que le Christ demande, désire ? Que les juifs aient crié au fou et que beaucoup de ses disciples soient partis, n’est pas très étonnant. Prendre le repas comme moment de rencontre cela nous convient bien. Mais que la nourriture soit sa chair, cela déclenche chez nous d’abord une vraie incompréhension, et, secrètement, une réelle répulsion. Parce que la chair et le sang, dès qu’il s’agit de relation entre nous, c’est une vraie marmite où bouillonnent des choses contradictoires, des choses follement amoureuses, mais aussi des choses souvent horribles. Parce que la chair et le sang est une sorte de sanctuaire, intouchable et offerte en même temps.
 
De fait, la chair est en jeu dès que nous nous approchons physiquement les uns des autres. La chair est en nous un dispositif de réception et d’envoi et, en même temps, un réflexe de sauvegarde et un instinct de sauvagerie. Côté réception, elle se manifeste dans nos manières de voir, d’entendre, de sentir, de toucher, de suivre ce qui nous vient des autres. Côté envoi, elle désigne nos capacités de réponse à la demande des autres. Elle se manifeste dans nos manières de regarder, de parler, d’accompagner, d’aider, de soutenir, de partager et d’aimer. Côté sauvagerie, il y a une violence soudaine, le besoin d’écraser, de faire mal, d’éliminer l’autre. Non, chez les êtres humains, la chair ne peut être seulement de la viande.
 
Or, Dieu, notre Père, a envoyé sa Parole, son Fils bien aimé, dans la chair. Quelle est cette folie d’amour, ce désir d’y implanter sa ressemblance, et d’inscrire parmi les nations cette filiation totalement inattendue. 
 
Quant au sang, c’est presque encore plus redoutable.  Le sang n’est pas seulement un liquide qui transporte dans notre corps l’oxygène et tout ce qui est nécessaire à son fonctionnement. Il est aussi, et surtout, ce qui bat la chamade en nous ; ce qui nous donne des couleurs ou nous glace tout à coup ; ce qui pulse nos mouvements ou les arrête. Il est la vie en nous. Arrêter son flux sur nous-mêmes, l’enfermer dans l’image de moi-même, c’est mourir. Le verser pour ceux qu’on aime, c’est donner la vie.
Jésus a versé son sang pour la multitude en rémission des péchés. Par Lui, avec Lui et en Lui, la vie a englouti la mort. C’est le sang de l’alliance : il indique le projet commun qui nous rassemble dans le Christ. Quelle est donc cette aventure, dans laquelle il nous entraine ? De quelle nature sont les liens qu’il est venu tisser avec nous et entre nous ?

            Cette affaire prend une certaine urgence quand nous venons à la messe. Que faisons-nous à la messe ? A première vue, l’affaire est assez simple. A la messe, après avoir écouté sa Parole, nous faisons mémoire de l’offrande de Jésus à son Père pour nous, puis nous mangeons le pain et buvons le vin. Les choses nous arrivent donc par ce que nous connaissons de l’écoute d’un récit et du repas : écouter, manger et boire. Et c’est dans ce geste, à travers ce geste, que surgit  l’Esprit saint : Il dépose, en passant dans notre geste, ce qu’il veut, à savoir la présence du Corps et du sang du Christ. La messe n’est donc pas seulement un rite que nous faisons avec les autres selon la coutume de notre religion. C’est une action de Dieu dans laquelle nous sommes embarqués. Cette action nous échappe, tant dans notre corps que dans notre compréhension de ce qui se passe. La chair et le sang du Christ, son regard, sa façon d’écouter, de venir à nous se superpose à notre propre chair et à notre propre sang. Et cela sature complétement les idées ou les sentiments que nous pouvons en avoir.  Nous sommes saisis, habités, enlevés au-delà de nous-mêmes. Ce n’est pas la perception que nous en avons qui compte ; c’est son action, son énergie, son désir qui fait le travail ; il nous suffit d’être consentants.  
 
Puis nous sommes envoyés… Dans la dernière phrase de l’évangile que nous venons d’entendre, Jésus dit : « de même que mon Père m’a envoyé et que moi je vis par le Père, de même celui qui me mange, lui aussi vivra par moi ». Etre envoyé par son Père, c’est porter comme un fils le projet de son Père, son désir de faire de nous des femmes et des hommes qui portent sa ressemblance, dans sa chair, dans toutes les facettes de sa capacité d’entrer en relation avec les autres, de verser son sang au compte du projet commun du peuple de Dieu. 
 
Manger le pain et boire le vin c’est le geste qui est à notre portée. Etre nourri de sa chair et de son sang, c’est l’action du Christ : il plante sa tente chez nous ; il instaure en nous sa façon d’exister dans le monde selon le désir du Père, afin que nous devenions des témoins vivants de son œuvre.
 
Il existe dans la religion populaire des gestes qui peuvent nous aider à entrer dans cette action du Christ. Il y a des croyants qui touchent le rocher de la vierge à Lourdes, ou l’épaule de saint Jacques à Compostelle, ou le pied d’une statue de la vierge ou d’un saint dans une église. Nous pensons souvent que ces comportements religieux sont archaïques et pas très dignes de nous.
 
Mais en Argentine, par exemple, les églises disent de ces gestes que c’est « prendre grâce », s’agripper à la grâce de Dieu. Je n’ai pas dit «  rendre grâce », mais bien « prendre grâce ». Le pape François, le lendemain de son élection, est allé à la basilique Sainte-Marie-Majeur, dans la chapelle dite du « salut du peuple romain », et il a touché longuement l’icône de la vierge. Il a appris cette façon de vivre sa foi parmi les pauvres de Buenos Aires. Ce n’est pas du bois ou du plâtre qu’il a touché, mais à travers il a touché la sainteté de Marie. Il a pris grâce auprès d’elle. Et ceci n’est pas une spécialité d’Amérique latine, c’est au cœur de la foi catholique : la foi dans le Christ ressuscité est charnelle, incarnée, sacramentelle.
 
A la messe, c’est Jésus qui choisit le geste : manger le pain et boire la coupe. C’est ce que nous faisons matériellement, physiquement. Mais c’est Lui, le Seigneur, qui accomplit la rencontre. Il nous reste à mettre en pratique le principe de saint Paul : « m’efforcer de le saisir après avoir été saisi ». Apprendre à changer mon regard sur les autres, dans les occasions qui me sont données, devient alors une sorte de politesse à l’égard de Dieu, un respect amoureux du Christ. 
 
Ce n’est pas nous qui donnons une place à Dieu dans notre raisonnement et notre comportement dans le monde, c’est Lui qui nous fixe une place dans son œuvre. Et cette œuvre consiste à faire se lever parmi les nations un peuple selon le désir de Dieu. 
 
Nous avons appris à quoi se reconnait ce peuple de Dieu :
- D’abord, à sa mémoire. Faites ceci en mémoire de moi. Il ne s’agit pas seulement des souvenirs que nous avons de ce qu’a dit et fait Jésus, le Jésus de l’histoire, mais la reconnaissance de ce que fait Dieu, à travers sa création, l’histoire d’Israël et la vie, la mort et la résurrection du Christ, le Verbe de Dieu fait chair. Il s’agit de la mémoire vive du Christ ressuscité, agissant maintenant dans le monde.
- Puis, son style de vie : c’est là, dans nos comportements et nos paroles, que se montre la pratique de la chair et du sang du Christ, vers laquelle nous sommes enlevés comme témoins vivants : apprendre à regarder et à écouter les autres, comme le Christ les regarde et les écoute ; nous arrêter le temps qui convient auprès de celui que nous trouvons blessé, perdu, oublié sur notre chemin, comme l’a fait le bon samaritain ; pardonner ; travailler à maintenir la paix entre nous, et prier sans se lasser.
-         Enfin, son projet commun : espérer envers et contre tout dans ce rassemblement, à première vue impossible, auquel Dieu travaille depuis le commencement, et renoncer à limiter notre vie à l’horizon si souvent étriqué dans lequel nous nous sommes laissés enfermer.
C’est ainsi que le peuple de Dieu se nourrit de la chair et du sang du Christ, lui ressemble, et devient ce qu’il est : le corps du Christ. 
 
Et si vous avez besoin, comme moi, de vous accrocher à la main qu’il vous tend, ne ratez pas les occasions qui vous viennent de tel ou tel de vos frères, et profitez de ces moments de paix, de consolation et de joie profonde qui vous sont donnés, simplement parce que vous avez fait ou dit ce que le Seigneur vous a demandé et que vous vous en trouvez bien.
Jean-Pierre Duplantier

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