« Celui
qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi, et moi, en Lui ».
Quelle est cette relation que le Christ demande, désire ? Que les juifs
aient crié au fou et que beaucoup de ses disciples soient partis, n’est pas
très étonnant. Prendre le repas comme moment de rencontre cela nous convient
bien. Mais que la nourriture soit sa chair, cela déclenche chez nous d’abord
une vraie incompréhension, et, secrètement, une réelle répulsion. Parce que la
chair et le sang, dès qu’il s’agit de relation entre nous, c’est une vraie
marmite où bouillonnent des choses contradictoires, des choses follement
amoureuses, mais aussi des choses souvent horribles. Parce que la chair et le
sang est une sorte de sanctuaire, intouchable et offerte en même temps.
De fait, la
chair est en jeu dès que nous nous approchons physiquement les uns des autres. La
chair est en nous un dispositif de réception et d’envoi et, en même temps, un
réflexe de sauvegarde et un instinct de sauvagerie. Côté réception, elle se
manifeste dans nos manières de voir, d’entendre, de sentir, de toucher, de
suivre ce qui nous vient des autres. Côté envoi, elle désigne nos capacités de
réponse à la demande des autres. Elle se manifeste dans nos manières de
regarder, de parler, d’accompagner, d’aider, de soutenir, de partager et
d’aimer. Côté sauvagerie, il y a une violence soudaine, le besoin d’écraser, de
faire mal, d’éliminer l’autre. Non, chez les êtres humains, la chair ne peut
être seulement de la viande.
Or, Dieu, notre Père, a
envoyé sa Parole, son Fils bien aimé, dans la chair. Quelle est cette folie
d’amour, ce désir d’y implanter sa ressemblance, et d’inscrire parmi les
nations cette filiation totalement inattendue.
Quant au sang,
c’est presque encore plus redoutable. Le
sang n’est pas seulement un liquide qui transporte dans notre corps l’oxygène
et tout ce qui est nécessaire à son fonctionnement. Il est aussi, et surtout,
ce qui bat la chamade en nous ; ce qui nous donne des couleurs ou nous
glace tout à coup ; ce qui pulse nos mouvements ou les arrête. Il est la
vie en nous. Arrêter son flux sur nous-mêmes, l’enfermer dans l’image de
moi-même, c’est mourir. Le verser pour ceux qu’on aime, c’est donner la vie.
Jésus a versé son sang pour
la multitude en rémission des péchés. Par Lui, avec Lui et en Lui, la vie a
englouti la mort. C’est le sang de l’alliance : il indique le projet
commun qui nous rassemble dans le Christ. Quelle est donc cette aventure, dans
laquelle il nous entraine ? De quelle nature sont les liens qu’il est venu
tisser avec nous et entre nous ?
Cette affaire prend une certaine urgence quand nous
venons à la messe. Que faisons-nous à la
messe ? A première vue, l’affaire est assez simple. A la messe, après
avoir écouté sa Parole, nous faisons mémoire de l’offrande de Jésus à son Père
pour nous, puis nous mangeons le pain et buvons le vin. Les choses nous
arrivent donc par ce que nous connaissons de l’écoute d’un récit et du
repas : écouter, manger et boire. Et c’est dans ce geste, à travers ce
geste, que surgit l’Esprit saint :
Il dépose, en passant dans notre geste, ce qu’il veut, à savoir la présence du
Corps et du sang du Christ. La messe n’est donc pas seulement un rite que nous
faisons avec les autres selon la coutume de notre religion. C’est une action de
Dieu dans laquelle nous sommes embarqués. Cette action nous échappe, tant dans
notre corps que dans notre compréhension de ce qui se passe. La chair et le
sang du Christ, son regard, sa façon d’écouter, de venir à nous se superpose à
notre propre chair et à notre propre sang. Et cela sature complétement les
idées ou les sentiments que nous pouvons en avoir. Nous sommes saisis, habités, enlevés au-delà
de nous-mêmes. Ce n’est pas la perception que nous en avons qui compte ;
c’est son action, son énergie, son désir qui fait le travail ; il nous
suffit d’être consentants.
Puis nous sommes envoyés… Dans la dernière
phrase de l’évangile que nous venons d’entendre, Jésus dit : « de
même que mon Père m’a envoyé et que moi je vis par le Père, de même celui qui
me mange, lui aussi vivra par moi ». Etre envoyé par son Père, c’est porter
comme un fils le projet de son Père, son désir de faire de nous des femmes et
des hommes qui portent sa ressemblance, dans sa chair, dans toutes les facettes
de sa capacité d’entrer en relation avec les autres, de verser son sang au
compte du projet commun du peuple de Dieu.
Manger le pain
et boire le vin c’est le geste qui est à notre portée. Etre nourri de sa chair
et de son sang, c’est l’action du Christ : il plante sa tente chez
nous ; il instaure en nous sa façon d’exister dans le monde selon le désir
du Père, afin que nous devenions des témoins vivants de son œuvre.
Il existe dans la religion
populaire des gestes qui peuvent nous aider à entrer dans cette action du
Christ. Il y a des croyants qui touchent le rocher de la vierge à Lourdes, ou
l’épaule de saint Jacques à Compostelle, ou le pied d’une statue de la vierge
ou d’un saint dans une église. Nous pensons souvent que ces comportements
religieux sont archaïques et pas très dignes de nous.
Mais en
Argentine, par exemple, les églises disent de ces gestes que c’est
« prendre grâce », s’agripper à la grâce de Dieu. Je n’ai pas
dit « rendre grâce », mais bien « prendre grâce ». Le
pape François, le lendemain de son élection, est allé à la basilique
Sainte-Marie-Majeur, dans la chapelle dite du « salut du peuple
romain », et il a touché longuement l’icône de la vierge. Il a appris
cette façon de vivre sa foi parmi les pauvres de Buenos Aires. Ce n’est pas du
bois ou du plâtre qu’il a touché, mais à travers il a touché la sainteté de
Marie. Il a pris grâce auprès d’elle. Et ceci n’est pas une spécialité
d’Amérique latine, c’est au cœur de la foi catholique : la foi dans le
Christ ressuscité est charnelle, incarnée, sacramentelle.
A la messe,
c’est Jésus qui choisit le geste : manger le pain et boire la coupe. C’est
ce que nous faisons matériellement, physiquement. Mais c’est Lui, le Seigneur,
qui accomplit la rencontre. Il nous reste à mettre en pratique le principe de
saint Paul : « m’efforcer de le saisir après avoir été saisi ». Apprendre
à changer mon regard sur les autres, dans les occasions qui me sont données,
devient alors une sorte de politesse à l’égard de Dieu, un respect amoureux du
Christ.
Ce n’est pas nous qui
donnons une place à Dieu dans notre raisonnement et notre comportement dans le
monde, c’est Lui qui nous fixe une place dans son œuvre. Et cette œuvre
consiste à faire se lever parmi les nations un peuple selon le désir de Dieu.
Nous
avons appris à quoi se reconnait ce peuple de Dieu :
- D’abord, à sa mémoire. Faites ceci en mémoire de moi. Il ne
s’agit pas seulement des souvenirs que nous avons de ce qu’a dit et fait Jésus,
le Jésus de l’histoire, mais la reconnaissance de ce que fait Dieu, à travers
sa création, l’histoire d’Israël et la vie, la mort et la résurrection du
Christ, le Verbe de Dieu fait chair. Il s’agit de la mémoire vive du Christ
ressuscité, agissant maintenant dans le monde.
- Puis, son style de vie : c’est là, dans nos
comportements et nos paroles, que se montre la pratique de la chair et du sang
du Christ, vers laquelle nous sommes enlevés comme témoins vivants :
apprendre à regarder et à écouter les autres, comme le Christ les regarde et
les écoute ; nous arrêter le temps qui convient auprès de celui que nous
trouvons blessé, perdu, oublié sur notre chemin, comme l’a fait le bon
samaritain ; pardonner ; travailler à maintenir la paix entre nous,
et prier sans se lasser.
-
Enfin, son projet commun : espérer envers et contre tout
dans ce rassemblement, à première vue impossible, auquel Dieu travaille depuis
le commencement, et renoncer à limiter notre vie à l’horizon si souvent étriqué
dans lequel nous nous sommes laissés enfermer.
C’est
ainsi que le peuple de Dieu se nourrit de la chair et du sang du Christ, lui
ressemble, et devient ce qu’il est : le corps du Christ.
Et
si vous avez besoin, comme moi, de vous accrocher à la main qu’il vous tend, ne
ratez pas les occasions qui vous viennent de tel ou tel de vos frères, et
profitez de ces moments de paix, de consolation et de joie profonde qui vous
sont donnés, simplement parce que vous avez fait ou dit ce que le Seigneur vous
a demandé et que vous vous en trouvez bien.
Jean-Pierre Duplantier
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