Cela s’est passé au nord de la Syrie
et du Liban, au sud de l’Irak : le cri d’une femme : « aie pitié
de moi ; ma fille est en danger ; un démon est en train de la dévorer. »
Et Jésus ne répond rien.
Les
disciples semblent plus ouverts: « Donne lui ce qu’elle
demande ! » Oui, mais c’est pour qu’on n’entende plus crier la femme.
Quand la détresse se fait trop entendre, çà nous fait trembler à
l’intérieur ; il faut arrêter cette horreur, en Irak, à Gaza, à
Donietz ; çà devient trop dangereux ; c’est comme la fièvre
Ebola ; elle va finir par arriver chez nous. La misère des autres ne doit
pas se faire entendre trop fort, trop longtemps ; il faut au plus vite que
les responsables règlent tous ces problèmes ; ce n’est pas bon pour la
tranquillité du monde.
Passe pour les disciples. Ils nous ressemblent un peu ; n’insistons
pas. Mais Jésus ? Pourquoi ces réactions dures, sectaires, « je ne
suis venu que pour les brebis perdues d’Israël ». Des paroles incroyables
dans sa bouche : « il n’est pas bien de prendre le pain des enfants pour
le donner aux chiens » ; le même discours que ceux qui disent, à
propos des étrangers, que le gouvernement leur en donne trop, plus qu’aux
français ; tous ces immigrés nous envahissent ; ils nous sortent le
pain de la bouche.
Je n’ai pas de réponse rassurante.
Je ne vais pas vous dire: ne vous inquiétez pas. Jésus est bien la bonté même. Il
y a peut-être quelques petits détails à régler avec cette page d’évangile, mais
rien de grave. Je ne peux pas m’en tirer comme çà. Il doit y avoir autre chose.
Je ne vais pas savoir le dire. Je vais quand même essayer, en m’accrochant à la
dernière phrase de Paul dans le morceau de lettre que nous venons
d’entendre: « Dieu a enfermé tous les hommes dans la désobéissance pour
faire miséricorde à tous les hommes. » Que veut-il dire ?
Il dit que
nous sommes enfermés dans la région de la rébellion. Que, dans cette région,
tout ce qui vient de Dieu, son amour, son désir de faire de nous des fils, est
déformé, perverti. Dans cette région, même les brebis d’Israël s’y perdent.
Elles ont pourtant tout ce qu’il faut, la loi, les prophètes, les patriarches,
le Temple. Mais elles considèrent ces dons comme leur patrimoine, un bien dont
elles sont propriétaires, gestionnaires. Elles ne supportent pas que d’autres
en deviennent les bénéficiaires. Elles sont rebelles à toute extension de
l’œuvre de Dieu en dehors d’elles-mêmes. Plus elles sont fidèles, je veux dire conservatrices,
traditionnalistes, plus elles rejettent tous ceux qui ne sont pas de leur
troupeau. La violence couve entre eux et les autres, parfois cette violence
explose comme un volcan qu’on croyait éteint. Et ce ne sont pas les islamistes
d’aujourd’hui qui en sont les seuls représentants. Les juifs et les chrétiens
ont été très performants en ce domaine, en leur temps. La haine est toujours là
tapie à leur porte, depuis Caïn. Les juifs ont fini par exécuter Jésus, puis,
hébétés, ils ont regardé celui qu’ils avaient transpercé. Nous sommes tous de
cette race. Nous habitons tous cette région de la rébellion, et çà n’en finit
pas de pourrir nos regards, nos jugements, nos convictions, nos valeurs. Oui,
Jésus est bien venu pour révéler cette part de nous qui grince des dents dès
qu’un étranger passe par chez nous.
Et Jésus pousse les choses un peu plus loin encore. Il précise la zone
particulièrement sensible, où sévit ce virus meurtrier, que les hommes sont
incapables d’éradiquer par eux-mêmes. Dans la Bible, on l’appelle la
convoitise. Dans nos sociétés contemporaines, on l’appelle la consommation. Chez
les terroristes, elle devient la chasse à l’homme : massacrer devient une
insatiable nécessité. En fait, c’est qu’Adam et Eve n’ont pas seulement croqué
la pomme. Ils ont dévoré goulument tout ce qui était beau à voir, bon à manger,
et utile pour discerner les choses, les comprendre, les maîtriser. Leurs
enfants ne s’en sont pas remis. Ils ne mangent plus pour vivre ; ils
vivent pour dévorer. C’est leur droit, disent-ils ; les droits de
l’homme : se sentir exister par soi-même, disposer de son corps, de son
argent, de notre science. Et ce droit-là il n’est pas question de le jeter aux
petits chiens.
C’est à ce point terriblement sombre de l’aventure humaine, que se lève
la parole lumineuse de la cananéenne : « c’est vrai, il n’est pas
bien de prendre le pain aux enfants pour le jeter aux petits chiens ; mais
les petits chiens justement, ils mangent les miettes qui tombent de la table de
leurs maîtres. » Les petits chiens ne revendiquent pas le droit de
s’asseoir à la table des maîtres, ils mangent les miettes qui en tombent. Ils
frétillent de recevoir ces miettes ; ils sont heureux d’être si près de
leur maître et de recevoir de lui un petit peu de ce qui nourrit sa vie.
Ta foi est
grande, lui dit Jésus. Il jubile, il vibre de tout son être. Elle est donc toujours
là la semence de Dieu chez les humains. Elle perce chez cette femme au beau
milieu des malheurs du monde. Elle témoigne du désir de son Père de voir son
image s’éveiller dans notre chair. La vérité surgit de cette femme. Jésus
l’entend, le voit. Cette femme ne cherche pas à ressembler à Dieu; elle sait
que c’est Lui, Dieu et son envoyé, qui forme en elle la ressemblance de Dieu,
son image. Ce n’est pas imiter Jésus ou les saints qui fait de nous des fils.
C’est que tout en nous soit réglé peu à peu par l’amour du Père et de son fils
et de l’Esprit. Ce n’est pas par notre action dans le monde que nous nous
hissons à la condition de fils de Dieu. Ce n’est pas par la promotion de
l’humain que vient le Royaume de Dieu. Il vient au fur et à mesure que l’amour
de Dieu nous habite, au fur et à mesure que quelques miettes de sa passion pour
nous tombent de sa table. C’est l’énergie de Dieu qui transforment nos regards,
notre écoute des autres, l’intelligence de nos actions, les inventions de nos
cœurs. C’est Lui qui nous transforme au-dedans, pour que nous soyons ses
témoins au dehors.
A l’heure
même, sa fille fut guérie !
Nous disons
dans le Notre Père : « donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour. »
Ne nous y trompons pas. Le jour dont il est question ici, c’est celui de
l’accomplissement de sa Parole. C’est le jour qui vient, le jour où l’amour de
Dieu nous aura façonné pour toujours à son image. C’est le pain de ce jour-là
que nous demandons. Nous demandons que chaque jour tombe quelques miettes de ce
pain du ciel. C’est la seule nourriture qui puisse enlever le péché du monde, nous
faire sortir de la région de notre rébellion. Elle est le corps et le sang du
Christ.
Si Dieu nous
fait passer par ce chemin escarpé, s’il nous a enfermé tous dans cette région
de la rébellion, c’est pour que notre chair voit et entende que c’est de sa
seule miséricorde que nous tenons d’être vivants. D’un bout à l’autre de la
planète et du temps, nous sommes tous logés à la même enseigne. C’est Lui et
Lui seul qui fait de nous des fils. C’est l’énergie de son amour qui nous
engendre. C’est inscrit en nous. C’est pourquoi notre seule issue est de relire
chaque jour en sa présence, chez nous et chez les autres, cette inscription
indélébile. Donne-nous, Seigneur, des yeux pour voir et des oreilles pour
entendre.
Matthieu 15,21-28 ; Isaïe 56,1-7 ; Rom.,11,13-32
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