la Cananéenne / Matthieu 15 21-28 / Une homélie de JP Duplantier

            Cela s’est passé au nord de la Syrie et du Liban, au sud de l’Irak : le cri d’une femme : « aie pitié de moi ; ma fille est en danger ; un démon est en train de la dévorer. » Et Jésus ne répond rien.
Les disciples semblent plus ouverts: « Donne lui ce qu’elle demande ! » Oui, mais c’est pour qu’on n’entende plus crier la femme. Quand la détresse se fait trop entendre, çà nous fait trembler à l’intérieur ; il faut arrêter cette horreur, en Irak, à Gaza, à Donietz ; çà devient trop dangereux ; c’est comme la fièvre Ebola ; elle va finir par arriver chez nous. La misère des autres ne doit pas se faire entendre trop fort, trop longtemps ; il faut au plus vite que les responsables règlent tous ces problèmes ; ce n’est pas bon pour la tranquillité du monde.
Passe pour les disciples. Ils nous ressemblent un peu ; n’insistons pas. Mais Jésus ? Pourquoi ces réactions dures, sectaires, « je ne suis venu que pour les brebis perdues d’Israël ». Des paroles incroyables dans sa bouche : « il n’est pas bien de prendre le pain des enfants pour le donner aux chiens » ; le même discours que ceux qui disent, à propos des étrangers, que le gouvernement leur en donne trop, plus qu’aux français ; tous ces immigrés nous envahissent ; ils nous sortent le pain de la bouche.
            Je n’ai pas de réponse rassurante. Je ne vais pas vous dire: ne vous inquiétez pas. Jésus est bien la bonté même. Il y a peut-être quelques petits détails à régler avec cette page d’évangile, mais rien de grave. Je ne peux pas m’en tirer comme çà. Il doit y avoir autre chose. Je ne vais pas savoir le dire. Je vais quand même essayer, en m’accrochant à la dernière phrase de Paul dans le morceau de lettre que nous venons d’entendre: « Dieu a enfermé tous les hommes dans la désobéissance pour faire miséricorde à tous les hommes. » Que veut-il dire ?
Il dit que nous sommes enfermés dans la région de la rébellion. Que, dans cette région, tout ce qui vient de Dieu, son amour, son désir de faire de nous des fils, est déformé, perverti. Dans cette région, même les brebis d’Israël s’y perdent. Elles ont pourtant tout ce qu’il faut, la loi, les prophètes, les patriarches, le Temple. Mais elles considèrent ces dons comme leur patrimoine, un bien dont elles sont propriétaires, gestionnaires. Elles ne supportent pas que d’autres en deviennent les bénéficiaires. Elles sont rebelles à toute extension de l’œuvre de Dieu en dehors d’elles-mêmes. Plus elles sont fidèles, je veux dire conservatrices, traditionnalistes, plus elles rejettent tous ceux qui ne sont pas de leur troupeau. La violence couve entre eux et les autres, parfois cette violence explose comme un volcan qu’on croyait éteint. Et ce ne sont pas les islamistes d’aujourd’hui qui en sont les seuls représentants. Les juifs et les chrétiens ont été très performants en ce domaine, en leur temps. La haine est toujours là tapie à leur porte, depuis Caïn. Les juifs ont fini par exécuter Jésus, puis, hébétés, ils ont regardé celui qu’ils avaient transpercé. Nous sommes tous de cette race. Nous habitons tous cette région de la rébellion, et çà n’en finit pas de pourrir nos regards, nos jugements, nos convictions, nos valeurs. Oui, Jésus est bien venu pour révéler cette part de nous qui grince des dents dès qu’un étranger passe par chez nous.
Et Jésus pousse les choses un peu plus loin encore. Il précise la zone particulièrement sensible, où sévit ce virus meurtrier, que les hommes sont incapables d’éradiquer par eux-mêmes. Dans la Bible, on l’appelle la convoitise. Dans nos sociétés contemporaines, on l’appelle la consommation. Chez les terroristes, elle devient la chasse à l’homme : massacrer devient une insatiable nécessité. En fait, c’est qu’Adam et Eve n’ont pas seulement croqué la pomme. Ils ont dévoré goulument tout ce qui était beau à voir, bon à manger, et utile pour discerner les choses, les comprendre, les maîtriser. Leurs enfants ne s’en sont pas remis. Ils ne mangent plus pour vivre ; ils vivent pour dévorer. C’est leur droit, disent-ils ; les droits de l’homme : se sentir exister par soi-même, disposer de son corps, de son argent, de notre science. Et ce droit-là il n’est pas question de le jeter aux petits chiens.
C’est à ce point terriblement sombre de l’aventure humaine, que se lève la parole lumineuse de la cananéenne : « c’est vrai, il n’est pas bien de prendre le pain aux enfants pour le jeter aux petits chiens ; mais les petits chiens justement, ils mangent les miettes qui tombent de la table de leurs maîtres. » Les petits chiens ne revendiquent pas le droit de s’asseoir à la table des maîtres, ils mangent les miettes qui en tombent. Ils frétillent de recevoir ces miettes ; ils sont heureux d’être si près de leur maître et de recevoir de lui un petit peu de ce qui nourrit sa vie.
Ta foi est grande, lui dit Jésus. Il jubile, il vibre de tout son être. Elle est donc toujours là la semence de Dieu chez les humains. Elle perce chez cette femme au beau milieu des malheurs du monde. Elle témoigne du désir de son Père de voir son image s’éveiller dans notre chair. La vérité surgit de cette femme. Jésus l’entend, le voit. Cette femme ne cherche pas à ressembler à Dieu; elle sait que c’est Lui, Dieu et son envoyé, qui forme en elle la ressemblance de Dieu, son image. Ce n’est pas imiter Jésus ou les saints qui fait de nous des fils. C’est que tout en nous soit réglé peu à peu par l’amour du Père et de son fils et de l’Esprit. Ce n’est pas par notre action dans le monde que nous nous hissons à la condition de fils de Dieu. Ce n’est pas par la promotion de l’humain que vient le Royaume de Dieu. Il vient au fur et à mesure que l’amour de Dieu nous habite, au fur et à mesure que quelques miettes de sa passion pour nous tombent de sa table. C’est l’énergie de Dieu qui transforment nos regards, notre écoute des autres, l’intelligence de nos actions, les inventions de nos cœurs. C’est Lui qui nous transforme au-dedans, pour que nous soyons ses témoins au dehors.
A l’heure même, sa fille fut guérie !
Nous disons dans le Notre Père : « donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour. » Ne nous y trompons pas. Le jour dont il est question ici, c’est celui de l’accomplissement de sa Parole. C’est le jour qui vient, le jour où l’amour de Dieu nous aura façonné pour toujours à son image. C’est le pain de ce jour-là que nous demandons. Nous demandons que chaque jour tombe quelques miettes de ce pain du ciel. C’est la seule nourriture qui puisse enlever le péché du monde, nous faire sortir de la région de notre rébellion. Elle est le corps et le sang du Christ.

Si Dieu nous fait passer par ce chemin escarpé, s’il nous a enfermé tous dans cette région de la rébellion, c’est pour que notre chair voit et entende que c’est de sa seule miséricorde que nous tenons d’être vivants. D’un bout à l’autre de la planète et du temps, nous sommes tous logés à la même enseigne. C’est Lui et Lui seul qui fait de nous des fils. C’est l’énergie de son amour qui nous engendre. C’est inscrit en nous. C’est pourquoi notre seule issue est de relire chaque jour en sa présence, chez nous et chez les autres, cette inscription indélébile. Donne-nous, Seigneur, des yeux pour voir et des oreilles pour entendre.

Matthieu 15,21-28 ; Isaïe 56,1-7 ; Rom.,11,13-32

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