L’officier romain voit Jésus mourir, en poussant un grand cri, et il
dit : « cet homme est le Fils de Dieu ». Qu’a-t-il vu de
particulier, que les autres ne semblent pas avoir vu ? Que veut-il
dire ? « Cet homme est le Fils de Dieu ». Aucun commentaire,
aucune explication dans le récit de l’évangile.
C’est comme
cela dans toute la Bible : il n’y a pas d’explication sur Dieu, ou de
définition du Fils de Dieu ; il y a le témoignage d’hommes et de femmes
qui ont vu de leurs yeux, entendu de leurs oreilles, reçu dans leur cœur, la
visite de Dieu. Comme Job, par exemple : « Je sais que mon libérateur
est vivant et qu’à la fin, je me
tiendrai debout et de mes yeux de chair je verrai Dieu. » Comme l’officier romain et comme pour nous
aussi. Parce que nous aussi nous avons vu et entendu. Toute la création, dit
Paul, attend avec impatience la révélation des fils de Dieu, c’est-à-dire la nôtre.
La Bible ne
fait que mettre en scène des témoins, comme Abraham, Moïse, les prophètes, mais
aussi une veuve et son fils qui n’ont plus rien à se mettre sous la dent, ou un
paysan à qui on vole sa vigne, ou une population déplacée, exilée en terre
étrangère. Tous ces témoins attestent qu’ils habitent la terre sous un ciel
habité. Et nous sommes comme eux.
Ces choses-là portent un nom dans la Bible : ce sont les restes. Ce
qui reste de la force vive de Dieu dans le monde, que personne n’a pu effacer ;
qu’aucune organisation humaine, aucune culture, aucune technique, aucune
violence n’a jamais pu enterrer définitivement.
Ces restes
indestructibles de l’amour de Dieu, vous en avez été témoins, à un moment ou à
un autre. C’est le geste, la parole ou le sourire, inattendu, inoubliable, d’un
mari, par exemple, aujourd’hui décédé, qui vous a laissé ce cadeau un soir ou un
matin, peut-être à un moment où la vie était devenu difficile entre vous, parce
qu’il était dans ses souffrances ou sa violence, et puis soudain un mot, un
regard et la lumière s’est levée. Vous vous souvenez surement aussi de cet
enfant qui était parti loin et qui est revenu, l’espace d’une visite, trop
courte pour que vous soyez rassuré, mais assez longue pour que l’espoir à
nouveau habite votre coeur. Cela nous
vient même parfois de quelqu’un qui nous a fait du mal et dont on n’attendait
plus rien, et puis, soudain, un détail revient et nous voilà bouleversé :
lui aussi porte dans sa chair un reste de l’amour que Dieu a semé en lui ;
et ce reste est toujours là. Comme disait un évêque célèbre du moyen-âge :
ce n’est parce qu’il y a eu des rats dans la réserve à blé, qu’il faut jeter
tout le blé.
Ces instants
de lumière qui ont traversé nos liens, sont les semences de Dieu dans nos
corps. Cela ne se voit pas tous les jours. Mais une seule fois suffit pour que
nous en soyons marqués à vie.
Notre foi en Jésus-Christ a à faire avec ces révélations dans la chair.
La Parole de Dieu, sa présence, n’arrive jusqu’à nous que par et dans le corps
d’un homme, en chair et en os, qui vous adresse directement cet amour que Dieu
nous porte. C’est cela que nous avons en commun ici. C’est cela qui nous est
offert à reconnaitre ce matin. La foi c’est toujours quelque chose qui vous est
arrivé, à l’improviste, par quelqu’un, que Dieu vous a envoyé. C’est cela qui
fait notre lien indissoluble entre les vivants et les morts.
Pour l’officier romain qui a vu mourir Jésus, ce fut une révélation. La
mort est toujours un cri, silencieux, douloureux ou lumineux. Un cri de celui
ou celle qui nous est enlevé. Le cri de Jésus, c’est ce qui sort de son corps
déchiré, son dernier souffle. Et ce souffle, c’est ce qu’il porte dans son
corps depuis le commencement. Ce n’est pas un reste, c’est l’amour de son Père
tout entier. Chez Lui, ce souffle n’a jamais cessé de le travailler, de le
relever, de l’habiter, de mettre dans sa bouche des paroles inoubliables, de
faire sortir de ses mains une force incroyable. Ceux qui ont des yeux pour voir
et des oreilles pour entendre sont devenus des témoins et ce témoignage
continue son chemin chez nous et rien ne peut l’éteindre
Tous les hommes sont façonnés avec cette chair-là, sensible à ce
souffle, qui n’abandonne jamais, qui ne rejette jamais, même si çà passe par
des pleurs et des grincements de dents. Tous ici nous en savons quelque chose.
Nous l’avons vu passer dans les yeux de ceux qui nous ont quittés. A tel ou tel
instant de joie inexpliquée, de colère terrible, de pardon inespéré, de larme
silencieuse. Souvent nous n’osons pas le dire, mais cet homme ou cette femme
que nous aimions et qui est décédée, il avait quelque chose du Fils de
Dieu en lui.
C’est vrai aussi que nous résistons, à ce réel invisible qui se montre
dans le visible. Etre rassemblés dans le Corps du Christ est une action de
l’Esprit qui a du mal à prendre sa place dans notre désir. Le corps, pour nous,
c’est nous d’abord, visible, personnel, mouvementé. Nous y tenons, parce que
c’est notre ancrage concret, quotidien. Il mange, il boit, il souffre, il aime,
il imagine, il rêve, il fait aussi n’importe quoi parfois, le meilleur et le
pire. Et çà c’est à nous ; çà nous appartient. Oui mais notre corps peut être aussi attiré,
enlevé, au-delà de lui-même par une force d’attraction qui vient d’ailleurs.
Toutes nos histoires d’amour en garde une trace, fragile, brisée ou durable,
mais inoubliable.
En vérité,
les corps que nous connaissons sont en voyage. Comme le dit l’Apocalypse de
saint Jean, chacun de nos corps appartiennent à la foule immense de ceux qui
viennent de la grande épreuve. Devant, marche l’agneau de Dieu ; il porte
à son côté une blessure ; de l’eau et du sang coule jusqu’à nous ; ils
sont la source de la vie amoureuse de Dieu pour nous. Avec lui, une multitude
est déjà arrivée devant notre Père des cieux ; ils chantent sa gloire et Dieu
essuie toute larme de leurs yeux. Ils sont ce Corps du Christ qui a obéi enfin
au désir du Père quand il a dit : « faisons l’homme à notre
image ».
Derrière eux, il y a nous, comme le dit
saint Paul : la création toute entière gémit dans les douleurs de
l’enfantement. Cà grince ; çà souffre ; çà aime aussi; çà se
révolte et çà pardonne. Cette immense foule n’est pas pour demain ; elle
est en route. Nous en sommes, nous qui prions pour nos morts ce matin. Ils sont
au-devant de nous dans la lumière. Ils en ont été les porteurs, en de toutes
petites choses souvent, mais ces petit riens étaient pleins de la puissance
d’amour de Dieu.
Jean-Pierre Duplantier
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire