A longueur
de journée, Jérémie doit crier de la part de Dieu : « violence
et pillage » et cela ne lui attire que des injures. Pierre, de son côté,
ne supporte pas que Jésus annonce ses souffrances de la part des chefs, sa mort
et sa résurrection : « Dieu t’en garde, Seigneur, cela ne t’arrivera
pas. » Pierre n’a pas du entendre le dernier mot de Jésus, à propos de sa
résurrection. Sa vision de la vie s’arrête à la mort, après… il n’y a pas
vraiment de place pour çà dans sa tête.
Et nous-mêmes,
y a-t-il chez nous des choses que nous ne supportons pas dans ce que Dieu nous
montre? Des choses, dans le secret de notre cœur, qui nous font
murmurer : « Non pas çà… »
La réaction
de Jésus vis-à-vis de Pierre laisse à penser que l’enjeu est peut-être plus
grand que nous le pensons. « Passe derrière moi, Satan, dit-il à Pierre, tu
es un obstacle sur ma route, tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais
celles des hommes. »
C’est quoi les pensées des
hommes ? C’est compliqué. Trop compliqué pour une homélie, je sais. Je me
suis donc réfugié derrière ce que le pape François a dit aux chrétiens de Corée
du sud, ce mois-ci. C’était pas une conférence ou un enseignement, c’était une
homélie : « Il a y un danger, dit-il,
il y a une tentation qui vient aux moments de prospérité : c’est le danger que
la communauté chrétienne se ‘‘socialise’’, c’est-à-dire qu’elle perde cette
dimension mystique, qu’elle perde la capacité de célébrer le Mystère et se
transforme en une organisation spirituelle, chrétienne, avec des valeurs
chrétiennes, mais sans levain prophétique. Là se perd la fonction qu’ont les
pauvres dans l’Église... Et ceci au point de se transformer en une communauté
de classe moyenne, dans laquelle les pauvres arrivent à éprouver même de la
honte : ils ont honte d’entrer. C’est la tentation du bien-être spirituel, du
bien-être pastoral.... On ne chasse pas les pauvres mais l’on vit de telle
manière qu’ils n’osent pas entrer, et qu’ils ne sentent pas chez eux... Que le
diable ne sème pas cette ivraie, cette tentation d’ôter les pauvres de la
structure prophétique même de l’Église et qu’il ne vous fasse devenir une
Église aisée pour les personnes aisées, une Église du bien-être… En de telles
circonstances, les agents pastoraux sont tentés d’adopter non seulement des
modèles efficaces de gestion, de programmation et d’organisation issus du monde
des affaires, mais aussi un style de vie et une mentalité guidés plus par des
critères mondains de succès, voire de pouvoir, que par les critères énoncés par
Jésus dans l’Évangile. Malheur à nous si la croix est vidée de son pouvoir de
juger la sagesse de ce monde (cf. 1 Co 1, 17). Puissions-nous être sauvés de
cette mondanité spirituelle et pastorale, qui étouffe l’esprit, remplace la
conversion par la complaisance, et finit par dissiper toute ferveur
missionnaire! »
Croyez-vous que cela fasse partie de
ce que Jésus dit à Pierre, « tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais
celles des hommes ». Si j’en juge par moi-même, je n’ai aucun doute.
Chez nous,
il y a l’attrait du plaisir et la peur de la catastrophe. Et çà tourne en
boucle, et c’est bien ordonné. Dans nos rêves se succèdent et s’entrechoquent
des moments de jouissance, où je me prends pour le meilleur en ceci ou cela,
avec les femmes, les hommes, la famille, la profession, la culture, la forme
physique ou l’argent et le pouvoir; puis d’autres moments où la peur est
terrible, comme pour un accident de santé, la disparition d’un être cher, la
perte de son travail ou une grosse bêtise qu’on est en train de faire. Entre
les deux, des rancœurs, des jalousies. A l’état de veille, çà continue et çà
commande à notre insu nos impressions, nos rencontres, nos décisions et tout le
reste.
C’est une
déchirure à l’intérieur. Les uns s’y soumettent ; ils naviguent à vue, au
jour le jour, souvent ils surnagent, parfois ils coulent à pic. D’autres
refusent d’être esclaves de cette histoire, celle du dehors et celle du dedans.
Seul ou ensemble, ils décident de changer les conditions, les lois, et se
définissent un cap dont rien ni personne ne les fera dévier. Une seule chose
compte : garder la maitrise de sa vie.
Mais ce
va-et-vient épuisant entre le bon et le mauvais, le juste et l’injuste, ne dit
pas tout de ce que nous sommes. Il reste en nous, enfoui, malmené, mais tenace,
le dispositif que Dieu a instauré en chaque homme, pour qu’il devienne à son
image, fils de Dieu. Ce dispositif émerge chez nous dès qu’une porte s’ouvre
dans notre forteresse, individuelle ou collective. Il y a un avant, et un
après, et un extérieur à notre propre existence. Il y a des rencontres, des
visages, des paroles et des blessures qui laissent des traces. Il y a de
l’étranger chez les autres qui vient secouer l’étranger qui est en moi. Une
fois découvert chez les autres et chez moi, cet étranger ne me lâche pas. Je ne
suis pas celui que j’imagine, je ne maitrise pas tout, je ne sais pas tout ni
sur moi, ni sur les autres. Là se révèle notre véritable condition : je
suis un pauvre ! Un pauvre, en
attente d’une visite, d’un regard, d’un autre que moi. « Heureux les
pauvres dans l’Esprit ».
Or la
puissance de cette pauvreté centrale ne se révèle concrètement que si nous y
consentons. Et notre consentement consiste à offrir l’hospitalité à cet
étranger. Parce que des témoins nous l’ont manifesté, nous croyons que Jésus
est cet étranger. Lui, Jésus n’est pas seul. Il est tourné vers son Père ;
ils s’aiment. Il est tourné vers nous ; il nous aime. Et il vient à nous
chaque fois que nous reconnaissons dans un autre sa demande d’être écouté,
regardé, aimé. Il vient à nous chaque fois que nous reconnaissons, en nous et
chez les autres, notre pauvreté commune.
Cette aptitude à l’hospitalité
offerte à celui qui vient de la part du Seigneur nous est donnée depuis le
commencement. Mais elle doit être cultivée pour porter du fruit. Cette culture
régulière s’appelle la « contemplation ». Devenir contemplatif n’est
pas réservé aux moines ou aux religieux, c’est le chemin de tout baptisé.
Ce n’est pas une option pour les croyants. C’est, comme le dit Paul, « l’offrande
de notre personne, de notre vie, de nos pensées et de nos sentiments au travail
de l’Esprit ».
J’en reviens
aux paroles du pape François « Pour qu’il y ait dialogue, il faut qu’il y
ait empathie. Empathie sur le terrain de notre pauvreté commune. L’empathie consiste
à ne pas se limiter à écouter les paroles que les autres prononcent, mais de
saisir la communication non dite de leurs expériences, de leurs espérances, de
leurs aspirations, de leurs difficultés et de ce qui leur tient le plus à cœur.
Une telle empathie exige de nous un authentique esprit ‘‘contemplatif’. »
Seule cette capacité d’empathie que nous donne l’Esprit saint, quand nous lui
laissons le temps de modifier nos idées et notre regard, nous rend capables
d’un vrai dialogue humain, dans lequel des paroles, des idées et des questions
jaillissent d’une expérience de fraternité et d’humanité partagée ».
Je prie,
avec vous j’en suis sûr, pour qu’un certain bien-être spirituel ne gomme pas
l’empathie chez nous, pour que nous reconnaissions notre pauvreté commune comme
un don de Dieu, pour que la croix du Christ ne perde pas sa puissance
d’interroger la sagesse du monde.
Jérémie 20,7-9 ; Rom. 12,1-2 ; Mt. 16,21-27
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