Dialogue avec Pierre / Matthieu 16 21-27 / Une homélie de JP Duplantier

         A longueur de journée, Jérémie doit crier de la part de Dieu : « violence et pillage » et cela ne lui attire que des injures. Pierre, de son côté, ne supporte pas que Jésus annonce ses souffrances de la part des chefs, sa mort et sa résurrection : « Dieu t’en garde, Seigneur, cela ne t’arrivera pas. » Pierre n’a pas du entendre le dernier mot de Jésus, à propos de sa résurrection. Sa vision de la vie s’arrête à la mort, après… il n’y a pas vraiment de place pour çà dans sa tête.
Et nous-mêmes, y a-t-il chez nous des choses que nous ne supportons pas dans ce que Dieu nous montre? Des choses, dans le secret de notre cœur, qui nous font murmurer : « Non pas çà… »
La réaction de Jésus vis-à-vis de Pierre laisse à penser que l’enjeu est peut-être plus grand que nous le pensons. « Passe derrière moi, Satan, dit-il à Pierre, tu es un obstacle sur ma route, tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes. »
            C’est quoi les pensées des hommes ? C’est compliqué. Trop compliqué pour une homélie, je sais. Je me suis donc réfugié derrière ce que le pape François a dit aux chrétiens de Corée du sud, ce mois-ci. C’était pas une conférence ou un enseignement, c’était une homélie : « Il a y un danger, dit-il, il y a une tentation qui vient aux moments de prospérité : c’est le danger que la communauté chrétienne se ‘‘socialise’’, c’est-à-dire qu’elle perde cette dimension mystique, qu’elle perde la capacité de célébrer le Mystère et se transforme en une organisation spirituelle, chrétienne, avec des valeurs chrétiennes, mais sans levain prophétique. Là se perd la fonction qu’ont les pauvres dans l’Église... Et ceci au point de se transformer en une communauté de classe moyenne, dans laquelle les pauvres arrivent à éprouver même de la honte : ils ont honte d’entrer. C’est la tentation du bien-être spirituel, du bien-être pastoral.... On ne chasse pas les pauvres mais l’on vit de telle manière qu’ils n’osent pas entrer, et qu’ils ne sentent pas chez eux... Que le diable ne sème pas cette ivraie, cette tentation d’ôter les pauvres de la structure prophétique même de l’Église et qu’il ne vous fasse devenir une Église aisée pour les personnes aisées, une Église du bien-être… En de telles circonstances, les agents pastoraux sont tentés d’adopter non seulement des modèles efficaces de gestion, de programmation et d’organisation issus du monde des affaires, mais aussi un style de vie et une mentalité guidés plus par des critères mondains de succès, voire de pouvoir, que par les critères énoncés par Jésus dans l’Évangile. Malheur à nous si la croix est vidée de son pouvoir de juger la sagesse de ce monde (cf. 1 Co 1, 17). Puissions-nous être sauvés de cette mondanité spirituelle et pastorale, qui étouffe l’esprit, remplace la conversion par la complaisance, et finit par dissiper toute ferveur missionnaire! »
            Croyez-vous que cela fasse partie de ce que Jésus dit à Pierre, « tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes ». Si j’en juge par moi-même, je n’ai aucun doute.
Chez nous, il y a l’attrait du plaisir et la peur de la catastrophe. Et çà tourne en boucle, et c’est bien ordonné. Dans nos rêves se succèdent et s’entrechoquent des moments de jouissance, où je me prends pour le meilleur en ceci ou cela, avec les femmes, les hommes, la famille, la profession, la culture, la forme physique ou l’argent et le pouvoir; puis d’autres moments où la peur est terrible, comme pour un accident de santé, la disparition d’un être cher, la perte de son travail ou une grosse bêtise qu’on est en train de faire. Entre les deux, des rancœurs, des jalousies. A l’état de veille, çà continue et çà commande à notre insu nos impressions, nos rencontres, nos décisions et tout le reste.
C’est une déchirure à l’intérieur. Les uns s’y soumettent ; ils naviguent à vue, au jour le jour, souvent ils surnagent, parfois ils coulent à pic. D’autres refusent d’être esclaves de cette histoire, celle du dehors et celle du dedans. Seul ou ensemble, ils décident de changer les conditions, les lois, et se définissent un cap dont rien ni personne ne les fera dévier. Une seule chose compte : garder la maitrise de sa vie.
Mais ce va-et-vient épuisant entre le bon et le mauvais, le juste et l’injuste, ne dit pas tout de ce que nous sommes. Il reste en nous, enfoui, malmené, mais tenace, le dispositif que Dieu a instauré en chaque homme, pour qu’il devienne à son image, fils de Dieu. Ce dispositif émerge chez nous dès qu’une porte s’ouvre dans notre forteresse, individuelle ou collective. Il y a un avant, et un après, et un extérieur à notre propre existence. Il y a des rencontres, des visages, des paroles et des blessures qui laissent des traces. Il y a de l’étranger chez les autres qui vient secouer l’étranger qui est en moi. Une fois découvert chez les autres et chez moi, cet étranger ne me lâche pas. Je ne suis pas celui que j’imagine, je ne maitrise pas tout, je ne sais pas tout ni sur moi, ni sur les autres. Là se révèle notre véritable condition : je suis un pauvre ! Un pauvre, en attente d’une visite, d’un regard, d’un autre que moi. « Heureux les pauvres dans l’Esprit ».
Or la puissance de cette pauvreté centrale ne se révèle concrètement que si nous y consentons. Et notre consentement consiste à offrir l’hospitalité à cet étranger. Parce que des témoins nous l’ont manifesté, nous croyons que Jésus est cet étranger. Lui, Jésus n’est pas seul. Il est tourné vers son Père ; ils s’aiment. Il est tourné vers nous ; il nous aime. Et il vient à nous chaque fois que nous reconnaissons dans un autre sa demande d’être écouté, regardé, aimé. Il vient à nous chaque fois que nous reconnaissons, en nous et chez les autres, notre pauvreté commune.
            Cette aptitude à l’hospitalité offerte à celui qui vient de la part du Seigneur nous est donnée depuis le commencement. Mais elle doit être cultivée pour porter du fruit. Cette culture régulière s’appelle la « contemplation ». Devenir contemplatif n’est pas réservé aux moines ou aux religieux, c’est le chemin de tout baptisé. Ce n’est pas une option pour les croyants. C’est, comme le dit Paul, « l’offrande de notre personne, de notre vie, de nos pensées et de nos sentiments au travail de l’Esprit ». 
J’en reviens aux paroles du pape François « Pour qu’il y ait dialogue, il faut qu’il y ait empathie. Empathie sur le terrain de notre pauvreté commune. L’empathie consiste à ne pas se limiter à écouter les paroles que les autres prononcent, mais de saisir la communication non dite de leurs expériences, de leurs espérances, de leurs aspirations, de leurs difficultés et de ce qui leur tient le plus à cœur. Une telle empathie exige de nous un authentique esprit ‘‘contemplatif’. » Seule cette capacité d’empathie que nous donne l’Esprit saint, quand nous lui laissons le temps de modifier nos idées et notre regard, nous rend capables d’un vrai dialogue humain, dans lequel des paroles, des idées et des questions jaillissent d’une expérience de fraternité et d’humanité partagée ».

Je prie, avec vous j’en suis sûr, pour qu’un certain bien-être spirituel ne gomme pas l’empathie chez nous, pour que nous reconnaissions notre pauvreté commune comme un don de Dieu, pour que la croix du Christ ne perde pas sa puissance d’interroger la sagesse du monde.
Jérémie 20,7-9 ; Rom. 12,1-2 ; Mt. 16,21-27

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