Heureux vous / luc 6 17-27 / Une homélie


Chez Saint Luc, les béatitudes ne sont pas un enseignement sur la montagne, le texte précise bien que Jésus les proclame dans un endroit plat, au pied de la montagne. Et, plus qu’ailleurs, elles sont rudes à nos oreilles. Là où nous espérions entendre des paroles consolatrices, les mots sont tranchants.

Il y a beaucoup de différences avec les béatitudes de Matthieu. Le détail qui m’a mis au travail, c’est celui du rire : « Quel malheur pour vous qui riez maintenant »
Ne sachant pas trop quoi en penser, je suis allé voir ce que disent les Pères de l’Église sur ce texte et je ne résiste pas au plaisir de vous partager la lecture qu’en donne Saint Basile au quatrième siècle, même si ça ne va pas beaucoup nous aider :
« Puisque le Seigneur menace ici ceux qui rient, il est donc évident que le vrai fidèle ne doit jamais s'abandonner au rire. D'ailleurs, le rire immodéré est le signe d'un esprit déréglé et d'une âme désordonnée; toutefois il n'est pas défendu de manifester la joie intérieure, en donnant au visage une certaine expression de gaieté. »*

Est-ce que Jésus est en train de menacer ceux qui rient (comme le suggère saint Basile) ?
Jésus est pressé par une foule nombreuse qui cherche à le toucher. Il est face à une masse indistincte qui veut être guérie par lui de ses maladies. Jésus serait un guérisseur, il serait venu uniquement pour libérer des esprits mauvais et redonner la santé. Alors, il regarde cette foule et lui propose autre chose, un autre programme.

Nous avons remarqué que chez Saint Luc, les béatitudes ne sont pas un discours sur la montagne, elles sont d’en bas, au raz du sol… au raz des gens. C’est là que Jésus va descendre, pour y déconstruire la foule, diviser la masse indistincte qui s’avance en rouleau compresseur. Il regarde ceux qui lui font face, et il s’adresse directement à eux « Heureux vous » « quel malheur pour vous »…

Serait-il en train d’ériger des catégories ? De constituer des équipes ? Il y aurait face à lui « ceux qui rient » et « ceux qui pleurent », comme il y aurait « les pauvres » et « les riches », « les affamés » et « les repus », « ceux qui ont bonne réputation » et ceux qui sont calomniés »… Si c’était le cas, la foule serait partagée en effet…
Mais qui sont les rieurs ? Qui sont ceux qui pleurent ? Est-ce que ça existe des gens qui ne font que rire ou d’autres qui ne feraient que pleurer ? Qui est affamé pour toujours ? Qui est repu à jamais ? Qui ne connaît pas le deuil ?
Ces catégories n’existent pas, ces étiquettes sont impossibles. C’est donc que nous ne sommes pas descendus assez bas. Ce n’est pas seulement la foule qu’il vient tirer au clair, c’est chacun de ceux qui l’écoutent. C’est donc chacun de nous.
Nous sommes tous, tour à tour, et parfois en même temps, dans chacune de ces catégories. Nous sommes les affamés et les repus, les riches et les pauvres, les rieurs et les endeuillés. C’est inévitable.

Ce que Jésus nous révèle, c’est que nous ne sommes pas simplement des gens malades tous pareils, tous prisonniers de nos symptômes, tous soumis à nos douleurs. Nous ne sommes pas venus ici attendant simplement de lui la guérison pour pouvoir rentrer chez nous en bonne santé.
Aujourd’hui, il lève les yeux sur nous et il nous dit « vous êtes plus que cela, vous êtes mélangés, tiraillés, vous portez en vous à la fois l’heureux et le malheureux, vous êtes mouvants, mobiles…. Vous êtes le lieu d’un combat que le Fils de l’homme vient déclencher en vous et dont vous ne sortirez plus désormais, car il est, en vous, signe de contradiction…»

Jésus ne nous demande pas de choisir notre équipe, il nous dit ce que nous sommes. Et il nous projette dans une perspective nouvelle et folle : « Aimez vos ennemis, faîtes du bien à ceux qui vous haïssent ». Impossible désormais d’être passifs, plantés là à attendre la guérison.
Nous ne sommes pas nos maladies. Nous sommes disciples, heureux et malheureux en même temps, et, à cause de cela, disposés à devenir sujets, acteurs d’un lien nouveau.
╬ Amen
Sylvain diacre
*Citation complète de St Basile :
« Puisque le Seigneur menace ici ceux qui rient, il est donc évident que dans aucun temps, le vrai fidèle ne doit jamais s'abandonner au rire, à la vue surtout de la multitude si grande de ceux qui meurent dans le péché et sur lesquels il faut bien plutôt verser des larmes. D'ailleurs, le rire immodéré est le signe d'un esprit déréglé et d'une âme désordonnée; toutefois il n'est pas défendu de manifester la joie intérieure, en donnant au visage une certaine expression de gaieté. »

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