Le Seul Commandement / Mt 22 34-40 / Une homélie de JP Duplantier

Quand nous venons ici pour prier Dieu ensemble, nous portons des soucis, des demandes et des merci aussi. Nous sommes très différents et le plus souvent ce que portent nos voisins de prière nous reste inconnus, étrangers. Quand nous entendons ensemble les textes de la Bible, la distance est grande aussi entre ce que Dieu cherche à nous dire et nos préoccupations du jour. Et cependant nous avons un seul Seigneur, un seul baptême, une seule foi.

Régulièrement, nous chantons « nous sommes le corps du Christ ». Quel est-il donc ce corps dans lequel nous sommes appelés à être rassemblés par le Christ ? C’est bien mystérieux, c’est fou, très éloigné de nos préoccupations concrètes. Je crois bien que c’est de cela que Jésus parle quand il répond aux pharisiens et noue ensemble l’amour de Dieu et l’amour du prochain.

Devenir un seul corps dans le Christ est une folie. D’abord, parce que le corps que nous connaissons est particulier à chacun. C’est le mien, le vôtre, un lieu sacré, personnel, où bougent nos propres passions, nos plaisirs, nos rêves, nos amours, et aussi nos jalousies, nos violences et nos angoisses. Qu’est-ce que cela peut bien à voir avec le Corps du Christ, unique, invisible, dans lequel il désire que nous soyons tous pris. Quand nous ouvrons la Bible, à l’église ou ailleurs, nous sentons bien que c’est de ce mystère que ces textes nous parlent, inlassablement.

Ecoutons encore : Au commencement, il y a un amour premier, celui que Dieu nous porte, nous tous, nos corps et nos liens, les uns avec les autres. Puis, tout de suite, ces mêmes textes nous racontent que nous avons connu cet amour premier : comme un petit enfant dans les bras de sa mère, nous avons été tout entier l’objet de son amour et rien que cela. Pris tout entier dans cet amour, sans mots pour le dire. Mais il restait du chemin à faire : sortir, grandir, prendre de la distance, pour apprendre à reconnaître ce que c’est d’être aimé ainsi, découvrir sa miséricorde, nous émerveiller de sa tendresse devant Lui. Désirer  le voir, Lui et sa lumière. Alors Dieu s’est retiré de nous. Et nous avons dû apprendre à marcher sans le voir. Nous avons imaginé et construit un monde à nos dimensions, de générations en générations. Et nous avons substitué à ce premier amour enfui d’autres chemins, d’autres objets, d’autres lendemains, pour tenir, seul ou avec d’autres, sans Lui. Dans cette aventure, il y a des moments merveilleux : le goût de vivre est tenace chez nous. Même refoulé, l’amour de Dieu continue de nous travailler en secret. Mais il y a aussi de terribles courants contraires. Parmi eux, la peur de l’invisible : ce qu’il y a avant nous et ce qui vient après. Et plus que tout encore la peur des autres. Chaque fois qu’un autre s’approche nous hésitons : va-t-il nous aimer ou est-il un danger pour ce que je suis, moi ? Alors aimer son corps et ce qui s’y passe, aimer les autres comme soi-même, comment est-ce possible ?
Où est-il cet autre corps ? Qui échappe au temps qui passe. Là nous est venue la révélation de Jésus le Christ, la parole faite chair. Le Père et le Fils, ils ne font qu’un. Ce lien Père-Fils, dans leur Gloire commune, est ce corps de l’amour que l’Esprit saint inscrit dans le corps provisoire de chacun de nous. C’est ce corps qui parle au livre de la Genèse : Faisons l’homme à notre image. Un corps invisible, hors de notre portée, mais qqui demeure en nous une incroyable force d’attraction.
La loi de Moïse en parle clairement à sa façon : quand tu maltraites l’immigré, rappelle-toi que tu as été immigré toi-même et que ton Dieu est venu te chercher et te sauver ; quand tu accables la veuve, l’orphelin, quand tu détournes tes yeux du malheureux, n’oublie pas qu’ils peuvent crier vers Dieu et qu’il va écouter leur cri, comme il l’a fait pour toi. Parce qu’ils les aime.
 
Un jour, Jésus a dit : « la volonté de mon Père, c’est que toute personne qui voit le fils et croit en lui ait la vie éternelle ; et moi, je le ressusciterai au dernier jour. »
Voir le Fils, c’est voir ce qu’il fait au fil des jours chez nous, chez les autres et en nous-mêmes. Et y croire. C’est avoir des yeux pour voir et des oreilles pour entendre, le travail du désir de Dieu au milieu de nous ; les détails inattendus de sa façon de soigner nos blessures, de réveiller notre goût de vivre, de nous apprendre à pardonner et à inventer sans cesse mille et une petites choses par lesquelles l’amour qu’il a semé en nous continue de résister, de prendre chair, de porter du fruit sur notre terre, quoiqu’il arrive. 
 
Nous parlons souvent entre nous de vie spirituelle. Mais cette vie-là, la vie selon l’Esprit, elle est physique. C’est ce que le Christ nous donne à vivre chaque jour, à nous, en chair et en os. C’est cela être membre de son Corps, dès maintenant, visiblement dans le cours de l’histoire de notre famille, de notre société. Ce Corps du Christ n’est pas un refuge virtuel, organisé et délimité pour en sauver quelques-uns ; c’est le témoignage charnel du travail de Dieu en train de tirer tous les hommes vers notre condition de fils, portant sa ressemblance dans nos corps. Tous les hommes, les croyants et les incroyants, les forts et les faibles, ceux qui sont bien installés et ceux qui n’en finissent pas de vivre en déplacement, en immigration, en incertitude.
 
C’est en prêtant attention à ce que la présence active du Christ réalise au milieu de nous, dans nos assemblées, selon la nature et la solidité de nos liens, que nous devenons capables de découvrir dans le monde les autres façons que Dieu met en œuvre pour l’éveil et la pratique de la vie qu’il nous donne.
Voilà pourquoi Jésus insiste : aimer Dieu et son prochain est bien le seul commandement, celui qui commande la Loi et les prophètes. C’est souhaiter qu’ils soient heureux, qu’ils traversent leurs épreuves, qu’il aient une foi à transporter des montagnes, un amour à pardonner les pires injustices, une espérance tendre et quotidienne, qui fait renaître chaque jour l’attente de la promesse ; c’est nous réjouir quand nous voyons passer ces moments de grâce chez n’importe lequel de nos frères. C’est nous regarder les uns comme les autres comme nous regarde le Seigneur. C’est agir envers eux, comme le Christ agit en eux. Et c’est découvrir que le même mystère habite tous les humains de la planète…

Je me souviens d’une conversation avec un jeune homme qui aimait me poser de temps en temps des questions sur Dieu. Il s’est crispé tout d’un coup : « Dieu aime les hommes, ok, mais pas la racaille, quand même. » L’amour de Dieu, celui que nous appelons la charité, ne juge pas ; il ne pèse pas sur une balance le poids de nos âmes, de nos cœurs et de nos actions. C’est son désir qui commande. Et son désir est de nous faire à son image. 

Jean-Pierre DUPLANTIER

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