Nous re-publions ici un texte que Jean-Pierre Duplantier avait écrit en 2016, à l'occasion de ses 50 ans d'ordination.
En
juin 1966, Mgr. Richaud a ordonné six prêtres. J’étais l’un
d’eux.
On
m’a demandé de vous écrire quelques mots à l’occasion de cet
anniversaire.
Jésus,
le Christ, habitait dans ma famille et mon quartier, quand je suis
arrivé. C’était la guerre et sa présence, en même temps, déjà.
Je ne sais pas ni quand ni comment je me suis aperçu que le Seigneur
avait installé en moi la perspective du sacerdoce.
Un
après-midi, j’étais adolescent, dans une petite église de la
vallée d’Aspe, il a insisté à nouveau. Je n’ai rien entendu,
ni vu, mais je ne peux pas dire qu’il ne s’est rien passé. J’ai
commencé à comprendre qu’il y avait, dans mes bagages, beaucoup
d’autres choses qui me plaisaient bien plus que la vie
ecclésiastique.
Les
années ont passé. J’attendais surtout que le Seigneur change
d’idée.
Puis
il y eut cette nuit mauvaise, dans les montagnes de Kabylie, au
milieu des harkis que je commandais. C’était Noël et c’était
la guerre, en même temps, encore. Au-dedans et au dehors. Mon retour
au pays fut encore plus sombre. En ville et dans mon église, ceux
qui avaient fait l’Algérie, comme on disait, portaient la honte
sur eux. Je connaissais maintenant la blessure que pouvaient creuser
en soi les regards mauvais. J’appris, en même temps, que ce genre
de blessure pouvait être le sillon dans lequel Dieu semait la vie
qu’il donne.
Je
n’ai pas cessé d’être secouru par ceux et celles qu’Il
m’envoie. Quelques prêtres, quelques compagnons, quelques femmes
aussi. Ils furent mes bons samaritains. L’une d’elles n’a
jamais cessé de l’être, sans rien demander en échange. C’est
de cette façon que j’ai découvert le type de liens que le Christ
tissait entre nous, patiemment, discrètement. J’aime cette Eglise,
ce Corps du Christ, qui vient, pas à pas, dans notre chair, pour y
faire sa demeure. « Lumière d’en-haut sur ceux de la
ténèbre ; soleil levant sur ceux qui gisent dans l’ombre de
la mort. »
C’est
à Strasbourg, où j’avais fui, que l’un d’eux m’a ouvert les
Ecritures en son Nom. J’ai appris à lire à plusieurs d’une
certaine façon. Plus tard, on m’a raconté l’histoire de
Grégoire le Grand.
C’était
un moine, qu’on avait propulsé évêque, et évêque de Rome.
Durant l’hiver 593, les Lombards traversent le Pô et se ruent sur
la ville. La menace, et la peur qui vient avec, est telle, qu’il
n’a plus envie d’étudier la Bible pour les autres. C’est avec
ses concitoyens qu’il scrute les Ecritures, comme un « guetteur »,
cherchant quelques signes de la venue de « l’Esprit, au
milieu des vivants, courant en tous sens, splendeur de feu et foudre
sortant du feu ». Ce n’est plus seulement pour enseigner le
mode de lecture le plus favorable à la vie spirituelle, qu’il lit
la Bible maintenant, c’est à cause de « l’intelligence du
feu », cette sorte d’attention acérée qui mobilise toutes
nos ressources, lorsque notre corps et nos liens sont en jeu, lorsque
l’horizon s’obscurcit et que l’Esprit de Dieu s’en mêle. Ce
qui compte désormais, pour lui et les siens, c’est le chemin
qu’ils ont à inventer, dans cette situation dangereuse. C’est
investir au quotidien toutes ses forces dans le Royaume de Dieu.
C’est tenir la petite place qu’il nous donne dans son œuvre.
Toutes les pages de la Bible ne parlent, ne vibrent que de cela.
Les
parcourir ensemble, assidument, rigoureusement, est la première
leçon de choses que j’ai reçue du Seigneur. C’est ainsi qu’Il
nous conduit par la main au creux de nos fragilités, au plein vent
de nos convoitises, de nos peurs et de nos mensonges, semant dans nos
blessures sa présence charnelle, et réveillant, sans se lasser le
désir fou, de devenir ses fils, les
témoins de la puissance de sa tendresse.
Il m’a fait la grâce de
ne jamais céder sur ce désir. Béni soit-il.
J’ai
vécu le jour de mon ordination dans la panique. Je n’avais encore
rien décidé et pourtant j’ai dit oui. Ce jour-là, l’évêque
m’a fait toucher la Bible, puis la patène et le calice.
J’ai
mis beaucoup plus de temps que pour la Bible à me livrer aux gestes
de l’eucharistie. Jusqu’au jour où Dieu a tourné enfin mon
regard vers vous, vers nous en train de célébrer ensemble
l’offrande du Fils. J’avais sous les yeux toute l’expérience
fragile, mouvementée, secrète mais visible, de tous ceux que le
Christ ne cesse de rassembler dans ce repas. J’avais sous les yeux
ce que nous avons en commun.
Il
me donne, depuis, de superbes moments, à la messe, où je n’ai
plus qu’à dire les paroles et faire les gestes qu’ils me
demandent de vivre. Rien de plus, rien de moins.
Voilà
pourquoi je suis heureux aujourd’hui de vous dire merci. Quel que
soit l’état de votre chemin et du mien, nous sommes en train de
devenir le corps du Christ que nous recevons. Merci à la force
d’attraction de Notre Père qui est aux cieux.
Merci
à la présence et à la Parole de Jésus qui, à travers nous, donne
au monde toute grâce et tout bien. Merci à L’Esprit saint qui
continue de secouer notre maison et d’y nourrir le feu de Celui qui
nous a aimé le premier.
Jean-Pierre
Duplantier