Mc 5 / La fille de Jaire / Une homélie de JP Duplantier

Deux histoires en un seul récit. Celle de la fille de Jaïre et celle de la femme qui a des pertes de sang. Un détail, apparemment insignifiant, peut nous alerter sur l’enjeu de ce qui se passe chez ces deux femmes : la fillette a douze ans ; les pertes de sang de la femme durent depuis douze ans. Le sang s’écoule hors de la femme ; la vie lui file entre les doigts. La femme est atteinte à la source de la vie, dans sa capacité à donner la vie. La jeune fille, elle, ne passe pas le cap de quitter l’enfance, de devenir une femme, de donner la vie à son tour.
Auprès d’elles, deux types d’homme: un chef de synagogue, qui est le père de la fillette, et les médecins, qui pompent l’argent de la femme sans aucun résultat pour elle. Ils sont impuissants à guérir ces femmes  Ni la religion, ni la science médicale ne peuvent relever le défi. L’enjeu véritable leur échappe.
Pour les deux femmes, c’est urgent. C’est une affaire de vie ou de mort. Pour toutes les deux, Jésus semble être le dernier recours. Et Jésus accepte de s’aventurer dans cette demande. Il accepte la demande du père. Il part chez lui. En cours de route, une autre forme de demande l’atteint. Cette fois-ci la demande ne passe pas par la parole. La femme qui a des pertes de sang franchit la barrière de la foule qui encercle Jésus. Elle n’a qu’une idée en tête : le toucher, au moins ses vêtements, au moins une frange de lui. C’est fou, mais elle y croit. A l’instant, elle sent dans son corps qu’elle est guérie de son mal. A l’instant Jésus s’aperçoit qu’une force est sortie de lui.
C’est quoi, cette histoire ? Une force qui passe d’un corps à l’autre. Une force qui ouvre la parole d’un corps à l’autre : la femme, tremblante, tombe à ses pieds et lui dit toute la vérité ; Jésus répond : « ma fille, ta foi t’a sauvée ; va en paix, sois guérie de ton mal. »

C’est surement à chacun de nous d’avoir des oreilles pour entendre. Ce matin, cette histoire résonne en moi comme une chanson souvent entendue et souvent oubliée… sans suite !
Vous connaissez tous les premiers mots de l’évangile de Jean : « au commencement est le Verbe. Il est tourné vers Dieu. [Dieu est sa source]. Par Lui tout a été fait. Sans lui rien n’existe. Il est la vie, la lumière des hommes et il n’y a pas de ténèbres capables de la capturer. » Puis Jean ajoute: « et le Verbe s’est fait chair ! »
Je sais que nous avons coutume de limiter la portée de ces quelques mots à une sorte d’événement magique, où le Dieu, cet inconnu, décide de se fabriquer un fils sous la forme d’un homme, comme pour inscrire ses commandements au plus près de nous. Mais cette version de l’incarnation est une esquive. Ce que révèle d’abord cette façon de parler de Jésus c’est que la chair, notre chair, est la véritable destination du désir d’amour de notre Dieu. Le Verbe de Dieu est d’abord une énergie. Avant même qu’elle se manifeste dans les actes et les paroles de Jésus, cette énergie est un désir de rencontre, de rencontre physique. Elle vient planter sa tente parmi nous. Elle veut faire sa demeure dans notre chair. C’est dans nos corps qu’elle nous devient sensible, perceptible.
C’est la loi de toute rencontre chez les humains : il faut que nos corps soient réellement présents, l’un à l’autre, pour que la parole passe entre nous. Il n’y a pas de parole vive sans présence réelle. L’énergie d’amour de Dieu en passe par là avec nous.
Et Jean ajoute : « Quand Jésus vient chez les siens, les siens ne le reçoivent pas. Mais à tous ceux qui l’accueillent, il donner le pouvoir de devenir enfants de Dieu, ceux-là ne sont pas nés du sang, ni par la volonté de la chair, ni par la volonté d’un homme ; ils sont nés de Dieu. »
L’Esprit saint est cette énergie d’amour, qui plane sur les eaux depuis le commencement. La venue de Jésus est l’accomplissement de son désir de rencontre avec nous. Dieu a donné la loi à Israël pour que les hommes découvrent ce désir divin d’habiter physiquement notre histoire et désirent sa venue. Jésus est le Seigneur, le Christ, le « Kurios », de cette rencontre entre le désir d’amour de Dieu pour tous les hommes et notre chair… « Et le Verbe s’est fait chair ».
C’est ainsi que s’accomplit la volonté de Dieu de faire de nous des fils qui portent sa ressemblance. C’est ainsi que vient chez nous le « Jour du Fils de l’homme ». Il est la présence charnelle du désir de Dieu dans nos corps. C’est cette énergie qui soigne, réveille, nous fait voir des choses que nous n’avions jamais vues ; entendre des choses que nous n’avions encore jamais entendues.
Elle se manifeste par paquets d’énergie, qui bouleversent nos corps, nos liens, nos projets, nos connaissances, chez nous et chez les autres.
Notre foi en Jésus-Christ c’est de reconnaître ces passages, en nous et autour de nous. C’est sortir de notre indifférence, de nos habitudes, de nos manies de posséder, de vouloir tout savoir, tout maitriser et de nos angoisses de ne pas y arriver. Notre foi se bâtit au jour le jour sur l’accueil des effets de cette force vive en nous et chez les autres.
Chaque fois que nous faisons le signe de la croix, c’est ce que nous affirmons. En mettant notre main sur notre front, nous nous souvenons que la source de notre énergie est au-dessus de nos têtes : nous existons au nom du Père.
En portant notre main sur notre ventre, nous reconnaissons que l’énergie de Jésus-Christ vient dans nos entrailles, là où se nouent nos envies, nos projets, les secrets de notre propre désir ; là où se manifeste chez les femmes la capacité de faire des enfants ; là où chez les hommes çà n’en finit pas de bouger, de se tordre, d’entreprendre, de construire et de détruire ; là où a grandi, à notre insu, la fureur de vivre et la panique de rater sa vie. La Parole de Dieu, n’est pas un discours seulement, c’est comme une épée qui vient trancher dans le vif de nos corps : çà secoue ; çà ouvre un espace pour ce qui vient ; c’est un souffle puissant ou discret qui crée un courant d’air dévastateur dans le train-train de notre quotidien.
Nous laissons alors notre main traverser notre corps d’un côté à l’autre, de notre soleil couchant, où nous ne voyons pas encore très bien ce qui nous arrive, vers notre soleil levant, où  se lève la vie que Dieu nous donne depuis le commencement. Nous ouvrons notre espace au souffle de l’Esprit.

Quand Jésus arrive chez Jaïre, le chef de la synagogue, çà pleure, çà gémit, parce que la petite fille est morte. A douze ans, personne encore n’avait su éveiller en elle la capacité de vivre et de donner la vie. Elle avait tout ce qu’il fallait à la maison pour voir et entendre ce qu’il fallait croire et faire pour Dieu. Son père était « chef de la synagogue ».
Mais la fillette était comme une lampe, dont personne n’avait encore branché la prise électrique. Elle avait tout ce qu’il faut pour briller ; il lui manquait d’être connecté à l’énergie de Celui de qui nous vient la vie.
Jésus le voit : non la vie n’a pas quitté cette fillette ; elle dort ; sa vie est en sommeil. Il lui prend la main et lui dit « éphhata », éveille-toi, comme on a dit sur nous le jour de notre baptême.. De sa main à la sienne, de la parole de Jésus à ses oreilles, le courant passe maintenant.

Ses parents n’ont plus qu’à la nourrir et les trois disciples n’ont plus maintenant  qu’à tenir leur rôle : donnez-leur vous-mêmes à manger, comme leur dira Jésus. Pour la vie qui s’éveille en nous, c’est Dieu qui nous le donne. 

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