Chez
Saint Luc, les béatitudes ne sont pas un enseignement sur la
montagne, le texte précise bien que Jésus les proclame dans un
endroit plat, au pied de la montagne. Et, plus qu’ailleurs, elles
sont rudes à nos oreilles. Là où nous espérions entendre des
paroles consolatrices, les mots sont tranchants.
Il
y a beaucoup de différences avec les béatitudes de Matthieu. Le
détail qui m’a mis au travail, c’est celui du rire : « Quel
malheur pour vous qui riez maintenant »
Ne
sachant pas trop quoi en penser, je suis allé voir ce que disent les
Pères de l’Église sur ce texte et je ne résiste pas au plaisir
de vous partager la lecture qu’en donne Saint Basile au quatrième
siècle, même si ça ne va pas beaucoup nous aider :
« Puisque
le Seigneur menace ici ceux qui rient, il est donc évident que le
vrai fidèle ne doit jamais
s'abandonner au rire. D'ailleurs,
le rire immodéré est le signe d'un esprit déréglé et d'une âme
désordonnée; toutefois
il n'est pas défendu de manifester la joie intérieure, en donnant
au visage une certaine expression de gaieté. »*
Est-ce
que Jésus est en train de menacer ceux qui rient (comme le suggère
saint Basile) ?
Jésus
est pressé par une foule nombreuse qui cherche à le toucher. Il est
face à une masse indistincte qui veut être guérie par lui de ses
maladies. Jésus serait un guérisseur, il serait venu uniquement
pour libérer des esprits mauvais et redonner la santé. Alors, il
regarde cette foule et lui propose autre chose, un autre programme.
Nous
avons remarqué que chez Saint Luc, les béatitudes ne sont pas un
discours sur la montagne, elles sont d’en bas, au raz du sol… au
raz des gens. C’est là que Jésus va descendre, pour y
déconstruire la foule, diviser la masse indistincte qui s’avance
en rouleau compresseur. Il regarde ceux qui lui font face, et il
s’adresse directement à eux « Heureux vous »
« quel malheur pour
vous »…
Serait-il
en train d’ériger des catégories ? De constituer des
équipes ? Il y aurait face à lui « ceux qui rient »
et « ceux qui pleurent », comme il y aurait « les
pauvres » et « les riches », « les affamés »
et « les repus », « ceux qui ont bonne réputation »
et ceux qui sont calomniés »… Si c’était le cas, la foule
serait partagée en effet…
Mais
qui sont les rieurs ? Qui sont ceux qui pleurent ? Est-ce
que ça existe des gens qui ne font que rire ou d’autres qui ne
feraient que pleurer ? Qui est affamé pour toujours ? Qui
est repu à jamais ? Qui ne connaît pas le deuil ?
Ces
catégories n’existent pas, ces étiquettes sont impossibles. C’est
donc que nous ne sommes pas descendus assez bas. Ce n’est pas
seulement la foule qu’il vient tirer au clair, c’est chacun de
ceux qui l’écoutent. C’est donc chacun de nous.
Nous
sommes tous, tour à tour, et parfois en même temps, dans chacune de
ces catégories. Nous sommes les affamés et les repus, les riches et
les pauvres, les rieurs et les endeuillés. C’est inévitable.
Ce
que Jésus nous révèle, c’est que nous ne sommes pas simplement
des gens malades tous pareils, tous prisonniers de nos symptômes,
tous soumis à nos douleurs. Nous ne sommes pas venus ici attendant
simplement de lui la guérison pour pouvoir rentrer chez nous en
bonne santé.
Aujourd’hui,
il lève les yeux sur nous et il nous dit « vous êtes plus que
cela, vous êtes mélangés, tiraillés, vous portez en vous à la
fois l’heureux et le malheureux, vous êtes mouvants, mobiles….
Vous êtes le lieu d’un combat que le Fils de l’homme vient
déclencher en vous et dont vous ne sortirez plus désormais, car il
est, en vous, signe de contradiction…»
Jésus
ne nous demande pas de choisir notre équipe, il nous dit ce que nous
sommes. Et il nous projette dans une perspective nouvelle et folle :
« Aimez vos ennemis, faîtes du bien à ceux qui vous
haïssent ». Impossible désormais d’être passifs,
plantés là à attendre la guérison.
Nous
ne sommes pas nos maladies. Nous sommes disciples, heureux et
malheureux en même temps, et, à cause de cela, disposés à devenir
sujets, acteurs d’un lien nouveau.
╬ Amen
Sylvain
diacre
*Citation complète de St Basile :
« Puisque
le Seigneur menace ici ceux qui rient, il est donc évident que dans
aucun temps, le vrai fidèle ne doit jamais
s'abandonner au rire, à la vue surtout de la multitude si grande de
ceux qui meurent dans le péché et sur lesquels il faut bien plutôt
verser des larmes. D'ailleurs, le rire immodéré est le signe d'un
esprit déréglé et d'une âme désordonnée; toutefois il n'est pas
défendu de manifester la joie intérieure, en donnant au visage une
certaine expression de gaieté. »