Dans ma famille, les deux premiers jours de novembre étaient et
demeurent la fête de la communion des saints. Mon père disait : «
nous n’avons pas toujours la famille que nous avions rêvée ; mais la
famille des enfants de Dieu, celle-là, elle est au-delà de ce que nous pouvons
vivre et comprendre ; elle est indestructible, immense ; elle est la
présence de Dieu, notre Père, le corps de Jésus-Christ, son fils bien aimé, le
souffle de son Esprit, de son amour. Elle rassemble, d’un bout du monde à
l’autre, toute génération comprise, tous les fils d’homme, tous ceux en
lesquels le Seigneur a déposé dès l’origine la semence de l’amour, quelques que
soient les tours et les détours de nos existences. » Les vivants et les
morts, tous nous appartenons au Christ, comme l’écrit saint Paul.
Il y a les grandes figures de ceux qui ont passé leur vie sur la route
des hommes à crier Jésus-Christ ; ceux dont beaucoup d’entre nous portons
les prénoms. Et il y a aussi, et tout spécialement aujourd’hui, ceux qui nous
ont aimés et que nous avons aimés, et qui nous ont été enlevés ; ceux dont
nous ne pourrons plus jamais défaire nos liens ; ceux avec lesquels, il
suffit d’une secousse douloureuse ou d’un silence un peu plus long que
d’habitude devant un paysage familier ou une frange de lumière heureuse, ceux
avec lesquels « un peu de nous », « un rien de tout » se
lève à nouveau, encore.
« La volonté de Celui qui m’a envoyé, dit Jésus, est que je ne
perde aucun de ceux qu’il m’a donnés, mais que je les ressuscite au dernier
jour. Telle est la volonté de mon Père : que celui qui voit le fils et
croit en Lui ait la vie éternelle. » Pourquoi dit-il : celui qui voit
le Fils ? Quand et où l’avons-nous vu ? Là précisément, lorsqu’il
ouvre nos yeux à ce que nous ne voyons plus ou pas encore ; lorsqu’il
ouvre nos oreilles à ce que nous n’entendons plus ou pas encore. Chaque fois la
tendresse de Dieu perce à travers notre quotidien, le bruit et le rythme
effrénée de nos jours, les envies et les peurs de nos nuits, les jugements que
nous portons les uns sur les autres
On raconte, dans une tradition juive, que les hommes naissent avec
quatre yeux. Les deux premiers s’ouvrent d’abord et prennent les commandes. Les
deux autres s’ouvrent aussi chez les enfants ; mais ils se ferment peu à
peu et il faut beaucoup de temps et d’épreuves pour qu’ils s’entrouvrent à
nouveau. Jésus, le Christ, est passé au milieu de nous pour que nos yeux et nos
oreilles s’ouvrent sur la vérité de la vie que Dieu nous a donnée.
Quand il a nourri cinq mille hommes avec cinq pains et deux poissons,
la foule et les disciples n’ont vu que le miracle des pains. Voyant la tournure
que prenait l’effet sur la foule du signe qu’il avait fait – « on allait
l’enlever pour le faire roi » – Jésus s’absente : « il se
retire, seul, dans la montagne » C’était de son corps et de son sang, de
sa présence réelle qu’il voulait nous nourrir.
Jésus le Christ continue à le désirer pour chacun de nous. Le chemin
qu’il nous trace est de nous aimer les uns les autres, nous souvenir des
moments heureux que nous avons vécu avec ceux qui nous ont été enlevés, des
joies, des pardons, des retrouvailles que nous avons vécu ensemble ;
profiter des moments de lumière que nous vivons avec ceux qui nous
entourent ; Porter nos croix comme il a porté la sienne en nous aimant
jusqu’à en mourir ; arrêter avec courage et persévérance les colères et
les jugements que nous portons sur ceux qui nous font souffrir, résister aux
violences et aux peurs qui nous encerclent, ouvrir nos yeux, nos oreilles, nos
mains et nos maisons à ceux que nous vivons comme des adversaires ou des
étrangers. Je crois que c’est cela voir le Fils. C’est suivre sa
trajectoire : mourir à ce qui passe et croire à ce qui vient. C’est cela
je crois la communion des saints.
C’est un jour de fête, parce que nous avons besoin de cette
communion-là pour devenir comme des enfants et entrer dans ce royaume où la
miséricorde de Dieu nous redevient visible, inlassablement, même si ce n’est
que de temps en temps. Voir le Fils à l’œuvre chez nous, c’est le chemin sur
lequel il nous conduit. Nous y sommes. C’est notre tâche dans le monde.
Jean-Pierre Duplantier
Messe pour les fidèles défunts