Mr. Jean d’Ormesson disait récemment : « je ne suis pas sûr
de croire en Dieu, mais personne ne peut oublier les paroles de Jésus
Christ ». Il se trouve qu’aujourd’hui, en cette célébration de l’armistice
de 1918, les chrétiens lisent des paroles étranges de Jésus. Je me risque à
vous dire ce que nos y entendons.
Il s’agit d’abord des grandes peurs
qui habitent tous les peuples, toutes les civilisations, toutes les nations. Au
fil du temps, nous avons cherché à stabiliser un vivre ensemble pacifique et
heureux. Notre peuple a même osé bâtir une déclaration universelle des droits
de l’homme, édifiée sur le trépied liberté-égalité-laïcité, puisque désormais
dans les écoles de la république le terme laïcité a remplacé celui de
fraternité (si on m’a trompé, dites-le moi). Ainsi, vaille que vaille, comme au
temps de Noé ou aux jours de Lot, nous mangeons, nous buvons, nous nous
marions, nous achetons, vendons, plantons et bâtissons, avec en plus un idéal
solide qui devrait pouvoir assurer notre tranquillité et notre bonheur. Et
pourtant les grandes peurs continuent de ronger le dessous de nos âmes, celles
des individus et celles des peuples. Celle d’un bouleversement climatique,
comme la montée des eaux, ou un tremblement de terre. Celle, comme à Sodome,
d’un dérèglement des mœurs qui met le feu à nos relations et à nos alliances.
Celle d’un dérèglement de l’économie mondiale, celle de l’incertitude quant au
fonctionnement de la vie politique. Et, chevillée au corps de chaque homme, la
peur de mourir. Avec cette phrase terrible de Jésus : là où est le corps,
là se rassemblent les vautours.
Quelle est donc la vie dont témoigne Jésus Christ, par ses paroles, ses
gestes, le rejet qu’il suscite, et sa façon de mourir, en prenant sur lui tous
les malheurs des hommes, sans rien céder sur son désir d’amour pour nous ?
Il y a deux paroles que nous avons tout intérêt à faire circuler dans notre
mémoire vive. La première concerne la révélation du jour du Fils de l’homme, et
la seconde est sa déclaration: « ce qui nous parait comme une
catastrophe est le commencement des douleurs de l’enfantement. »
Le Fils de l’homme n’est pas une nouvelle génération du type que les
techniciens de Google et des autres appellent l’homme « augmenté » ou
le transhumanisme. Ce fils d’homme n’est pas d’inspiration humaine. Il est
porté par le désir de Dieu de faire des humains des fils qui portent sa
ressemblance. Si on vous dit il est ici ou il est là, n’y allez pas. Il ne
relève pas de nos circuits de distribution. Il surgit dans le corps de chacun
de nous ; il nous est donné ; nous le percevons chaque fois que nous
voyons des choses que nous n’avons jamais vu et nous entendons des choses que
nous entendons des choses que nous n’avons jamais entendu. Il est
reconnaissable à la lumière et à la joie qui, soudain, éclaire le parcours de
notre existence, d’un bout à l’autre ; il restaure la paix en nous et
entre nous. La perception que nous pouvons en avoir ne fait que passer. Dieu
attend notre consentement.
Tout être humain est équipé d’origine pour cette aventure. Il y a des
moments où cette inscription revient à la surface. L’expérience la plus
courante nous est familière : lorsque un couple parle de ce moment où leur
lien passe le cap de désirer s’engager dans le mariage, ils reconnaissent qu’ils
ne savent pas comment cela leur est venu ; comment s’est installée en eux
la perception qu’ils sont faits l’un pour l’autre, qu’ils s’attendaient depuis
toujours. Comme si cette rencontre-là leur était inscrite dans leur chair.
A cela Jésus Christ ajoute ceci : «
ce qui nous parait comme une catastrophe est le commencement des douleurs de
l’enfantement. » Pourquoi les douleurs ? Nous en savons tous
quelque chose. Un enfant vient au monde en quittant la douceur et la nourriture
du ventre de sa mère. Ce n’est facile ni pour l’enfant, ni pour la mère. C’est
un passage douloureux et une libération en même temps. Un adolescent devient
adulte lorsqu’il quitte son père et sa mère et plante sa vie dans une autre
maison, sur une autre terre et avec d’autres liens. Là encore ce n’est pas
facile ni pour le jeune ni pour l’entourage. C’est un passage douloureux mais
qui, en même temps, ouvre la porte d’une nouvelle étape de sa trajectoire. Il
en est de même pour les rescapés. La vie a un tout autre goût après.
Celui qui n’a
d’autre horizon que de gagner sa vie, qui n’a d’autre raison de vivre que de
réussir devant les autres, de défendre ses principes, ses compétences et son
capital de pouvoir ou de biens matériels, prend le risque de perdre le désir
d’aimer ce qui vient de l’au-delà de lui-même. Celui qui consent à quitter ses
idoles, dont il devient si souvent l’esclave, sauvegarde en lui l’appel de la
vie, le gout de la rencontre inattendu, le désir que l’impossible un jour lui
soit donné.
Je nous
souhaite de continuer à ouvrir l’œil et les oreilles, quel que soit l’état de
notre chemin, sur la série des moments étrangers au cours des choses, sur la
lumière inattendue qui transfigure le visage et les gestes d’un ami que l’on
croyait connaître, d’un voisin et même d’un adversaire, sur certains événements
insolites où se révèle soudain l’éclat, le courage et la justesse de notre
aventure humaine, en train de naitre sous nos yeux à l’au-delà, à l’énergie
d’amour semé en nous tous depuis le commencement.
Jean-Pierre Duplantier
Jeudi 11 novembre 2016