J’ai bien entendu ce que nous disait Sylvain à propos de la porte
étroite. Cette porte étroite n’est pas une façon de limiter le nombre de ceux
qui entreront dans le Royaume. Elle désigne le type de passage par lequel tous
les hommes sont invités à entrer dans ce royaume : il s’agit de
désencombrer sa vie et son cœur pour faire de la place chez nous à la présence active
de l’amour de Dieu dans le monde. En d’autres termes : se risquer à une
vie commune avec Jésus-Christ ; lui laisser la possibilité de donner son
avis sur nos sentiments, nos désirs, nos comportements, et tenir compte de
l’amour qu’il a pour son Père, et du regard sur le monde que cela engage.
Mais qu’est-ce qu’on peut faire ?
Un exemple parmi d’autres. Le 27 juillet dernier, à Notre Dame de
Paris, devant la foule rassemblée en hommage au Père Jacques, en présence du
Président, et de plusieurs membres du gouvernement, et de nombreux
ambassadeurs, dont quelques-uns de pays musulmans, Mgr.Lebrun disait :
« Nous osons prier pour les assassins du Père Jacques. Si tu le veux,
puisque tu le veux, sauve-les. »
Qui a pu pousser cet homme à oser dire une chose si difficile ?
Une espérance aussi folle ? Si ce n’est ce Dieu inconnu, qui aime tous les
hommes, et qui est toujours capable d’agir visiblement dans notre monde tel
qu’il est.
Si je dis que ce Dieu nous est inconnu, c’est d’abord parce que
personne ne l’a jamais vu. Ensuite, c’est à cause de son amour. C’est Jésus, le
Christ, qui nous l’a raconté. Ils sont un, le Père, le Fils et l’Esprit saint.
Ils s’aiment avant même qu’il y ait la moindre chose, la moindre raison de
s’aimer. Leur amour est une « source ». Il y a la même différence
entre cet amour et le nôtre que entre la source et les assoiffés. Nous ne
connaissons ces choses que parce que nous l’avons vu et entendu du
Christ ; nous ne pouvons que l’épouser, et nous risquer à vivre avec lui.
Cet amour n’est pas d’invention humaine. Le désir de Dieu est que cet amour
soit la lumière des hommes.
Oui, ce Dieu-là nous est inconnu. Mais Il vient. Inlassablement. Et il
fait sa demeure, dans nos propres corps, quelque soient leur état, leur chemin,
leur croyance. C’est donc dans notre monde, en nous et chez les autres, que
nous pouvons le rencontrer et nous approcher de Lui. Il nous a tous créé avec
l’équipement qui convient.
Aujourd’hui, nous venons d’entendre une phrase du Christ aussi folle que
celle de Mgr Lebrun : « N’invite pas à ta table seulement tes amis, tes
frères, tes parents, ni quelques voisins intéressants, invite des pauvres, des
boiteux, des étrangers. » Et il ajoute : « heureux seras-tu,
parce qu’ils n’ont pas à te le rendre. Cela te sera rendu à la résurrection des
justes. »
Il ne s’agit donc pas d’un échange entre nous, mais d’un investissement
pour le Royaume. L’usage que nous faisons, de façon prioritaire, de nos
énergies et de nos acquis est d’acquérir quelque chose en retour : des
biens, du pouvoir, de la reconnaissance sociale, de l’argent ; ou une
image de nous-mêmes, un bon chrétien, un bon citoyen.
Jésus ne dit pas : « heureux seras-tu, parce qu’ils n’ont rien à
te rendre ». Ce serait encore une valeur à acquérir : de la
générosité, de la gratuité. Il dit : « heureux seras-tu, parce qu’ils
n’ont pas à te le rendre ». Il s’agit d’une autre perspective : les
choses ne se passent pas de moi à toi, ou de toi à moi. L’enjeu est de boire à
la Source : de perdre l’usage de l’amour que nous nous fabriquons, et que
nous soit rendu l’amour que ce Dieu inconnu a semé en nous d’origine : un
amour sans raison ; une soif d’aimer ; le réveil de la part de
nous-mêmes qui vient de Dieu et va vers Lui. Seul cet amour rassemble.
Quand cet amour paraît, chez les uns ou les autres, il mérite le respect,
infiniment, parce qu’il est la grâce de Dieu visible parmi les hommes, quels
qu’ils soient.
Il y a, et va y avoir beaucoup de discours sur l’identité ; l’identité
régionale, française et même l’identité chrétienne. Il y a déjà bien des
comportements identitaires. « On est chez nous ». Et c’est vrai que
nous en avons, une identité, et que nous y tenons. Mais personne n’ignore que
la liste des caractéristiques de notre identité n’épuise jamais ce que nous
sommes réellement. Il suffit d’une rencontre amoureuse véritable ou d’une
grande détresse, pour que s’ouvre le champ de notre singularité unique, de
notre mystère.
Nous aussi chrétiens, nous avons notre identité, avec des principes, des
références, des institutions et des coutumes particulières. Mais nous ne sommes
pas chrétiens parce que nous sommes d’Eglise, mais nous sommes d’Eglise parce que
nous appartenons au Christ. Et le Corps du Christ n’est pas celui que nous
connaissons. Il n’est pas d’invention humaine. Il est notre source et notre
espérance. L’écouter et le suivre est notre manière de prendre part à la vie du
monde.
Ceci est une chose difficile, assez folle même – une porte étroite-. J’en
sais quelque chose, comme chacun de vous. C’est pourquoi nous avons besoin de
nous réconforter les uns les autres. Nous avons rendez-vous le 18
septembre pour la fête de l’Eglise à Gradignan. Nous y ferons le tour des
activités de la paroisse. Chacune d’entre elles peut être une façon concrète
d’inscrire modestement, dans notre ville, des gestes et des paroles à travers
lesquelles se manifeste la présence
active de Jésus-Christ. Cette rencontre ne dira pas tout de notre vie en
Christ. Qu’elle soit un moment favorable pour inventer encore et nous
réconforter. Le Seigneur attend cela de nous aujourd’hui.
Luc 14, 1.7 -14