Les conférences du Vendredi - 1/6

Conférence du Père Didier Monget - Vendredi 4 mars 2022
 
 LE PÉCHÉ

 

Introduction:  PÉCHÉ, FAUTE, CULPABILITÉ

« Les expériences et les notions ayant trait à l’ordre du mal sont très diverses : depuis les sentiments plus ou moins conscients de honte, d’impureté ou de culpabilité, jusqu’au jugement moral le plus élaboré de la conscience, en passant par la transgression d’une loi (loi d’un groupe social, loi de la raison ou de la nature) ou par la conviction qu’un acte entraîne quelque désordre ou cause un tort à une personne, à un groupe, ou même à l’ordre des choses ou du monde. L’expérience du péché aussi bien que la notion de péché sont spécifiquement religieuses; elles peuvent coïncider avec toutes ces autres expériences ou notions, mais elles désignent alors leur référence à un principe divin ou à un dieu et font passer au premier plan la signification que revêtent ces actes, dès lors que cette référence devient la plus importante de toutes celles pouvant servir à qualifier leur valeur morale.
On peut donc dire qu’il n’y a pas de place pour l’expérience ni pour la notion de péché là où il n’y a pas référence à un principe divin (...) »[1].
Tout en étant conscients de l’extrême complexité de la question de la faute, du caractère arbitraire de tout choix d’un vocabulaire, et du chevauchement inévitable entre les catégories que l’on aura distinguées, il sera important - et notamment au plan pastoral - de distinguer entre :
 
 A/ Le sentiment de culpabilité, qui se situe au niveau psychologique. FREUD le considère comme « la perception qui, dans le moi, correspond à la critique exercée par le sur-moi ». Il s’agit ici d’instances constituantes du sujet humain.
Mais « ces sentiments de culpabilité peuvent (...) s’organiser de telle sorte que le sujet (...) élabore un univers fantasmatique lui permettant de déplacer, de déformer ou de dénier tout ce qui concernerait sa culpabilité; ainsi l’on aboutit souvent à un divorce presque radical entre le sentiment de culpabilité et la réalité de la faute (...) »[2].
 
B/ La faute morale :
Dans une première approche, on peut dire que le sentiment de culpabilité devient conscience d’une faute morale quand intervient une juridiction extérieure.
La philosophie contemporaine distingue ici morale et éthique :
- la morale a pour perspective la tâche qui revient à la liberté du sujet pour qu’il atteigne la vérité de son être : le bien sera l’action qui lui permet de se conformer à la vérité de sa condition, et le mal l’action qui l’amène à vivre en dehors de cette vérité ou contre elle.
- HEGEL met en cause cette manière de penser; pour lui, « la tâche de la liberté est moins d’assurer la conformité du sujet à une essence immuable et qui lui serait en quelque sorte extérieure (...) que d’assurer dans la réalité objective du monde l’effectuation de ce qu’il a à être et qu’il découvre en même temps qu’il le réalise. Il s’agit moins d’exécuter un plan pré-établi (...) que de donner corps aux virtualités de l’existence humaine qui se dévoilent dans l’agir lui-même »[3]. C’est cette perspective que l’on préfère qualifier d’éthique.
 
C/ Le péché (cf ci-dessus et ci-dessous)
 1/ LE VOCABULAIRE DU PÉCHÉ :
 
“Les termes par lesquels l’AT désigne cette réalité que nous appelons ‘péché’ sont multiples et empruntés d’ordinaire aux relations humaines: manquement, iniquité, rébellion, injustices… Le judaïsme ajoutera celui de dette[4][5].
“Parmi la constellation de termes désignant un manquement, une faute, la famille de mots grecs de racine hamart- est la plus fréquente (296 emplois). Hamartia a aussi une portée plus vaste que adikia  (iniquité) qui relève de la terminologie juridique (22 fois) et que parabasis (de parabaino: aller à côté, transgresser) qui se réfère à la transgression d’ordonnances divines (14 fois). A la différence du monde grec où le verbe hamartanô (manquer le but) n’implique pas malice, mais erreur ou influence du destin, l’AT lie essentiellement le péché (hb. Héth, ‘awôn) à la relation de l’homme avec Dieu : pécher, c’est être infidèle à l’Alliance; c’est trahir l’amour, c’est se séparer de la communauté[6]”.
 
2/ AMBIGUÏTÉS DE LA NOTION DE PÉCHÉ:
 
Dans la Bible, ce terme peut recouvrir beaucoup de choses:
a)      il y a d’abord un glissement très fréquent de la notion d’impureté à celle de péché. L’impureté désigne un état qui rend inapte au culte; cela peut désigner des personnes, ou des objets dont le contact rend impur. Par exemple, sont impurs par nature: les cadavres, le sang humain, certains animaux ou mets, les pays étrangers, leurs idoles…
Sont impurs par accident: les femmes qui ont leurs règles ou qui viennent d’accoucher, les hommes après un écoulement séminal, les lépreux, les prostituées, les vierges violées, les femmes répudiées…
 
Évangile selon St Matthieu, ch 9

09 Jésus partit de là et vit, en passant, un homme, du nom de Matthieu, assis à son bureau de collecteur d’impôts. Il lui dit : « Suis-moi. » L’homme se leva et le suivit.

10 Comme Jésus était à table à la maison, voici que beaucoup de publicains (c’est-à-dire des collecteurs d’impôts) et beaucoup de pécheurs vinrent prendre place avec lui et ses disciples.

11 Voyant cela, les pharisiens disaient à ses disciples : « Pourquoi votre maître mange-t-il avec les publicains et les pécheurs ? ».

 

Publicains et pécheurs : « Gens que leurs mœurs personnelles ou leur profession malfamée rendaient ‘impurs’ et à ne pas fréquenter. Ils étaient particulièrement suspects de ne pas observer les nombreuses lois concernant l’alimentation, d’où les problèmes de commensalité [7]».

Il est remarquable que Jésus appelle parmi les Douze un publicain, Matthieu.

 
b) Il peut y avoir des fautes involontaires :

Ainsi de Uzza, qui veut retenir l’arche de Dieu posée sur un chariot qui allait se renverser ; comme l’arche est ‘sacrée’, aussi ‘redoutable’ que Dieu lui-même, le trois fois saint, il est absolument interdit à quiconque de la toucher. « La colère de Dieu s’enflamma contre Uzza : là, Dieu le frappa pour cette folie et il mourut, là, à côté de l’arche de Dieu »[8].

 
c) La faute peut être héréditaire, et c’est peu à peu qu’émerge la conscience d’une responsabilité personnelle :

« Qu’avez-vous à répéter ce proverbe au pays d’Israël : ‘Les pères ont mangé des raisins verts, et les dents des fils en ont été agacées’ ? (…) Celui qui a péché, c’est celui qui mourra[9] ».

 
d) La confusion est continuelle entre : mal physique, maladie psychologique, mal moral et péché :
01 En passant, Jésus vit un homme aveugle de naissance.02 Ses disciples l’interrogèrent : « Rabbi, qui a péché, lui ou ses parents, pour qu’il soit né aveugle ? »03 Jésus répondit : « Ni lui, ni ses parents n’ont péché. Mais c’était pour que les œuvres de Dieu se manifestent en lui.[10]

Voir aussi le démoniaque gérasénien (Mc 5,1-20), le démoniaque épileptique (Mc 9,14-29).

 
e) On rencontre encore la notion de faute collective, appelant un châtiment collectif :
07 [Souviens-toi, Seigneur, des fils du pays d'Édom, + et de ce jour à Jérusalem * où ils criaient : « Détruisez-la, détruisez-la de fond en comble ! »08 O Babylone misérable, + heureux qui te revaudra les maux que tu nous valus ; *09 heureux qui saisira tes enfants, pour les briser contre le roc !][11]

 

3/ THÉOLOGIE DU PÉCHÉ :
 
3.1. Le péché n’est pas premier ! Ce n’est pas l’objet principal de la Révélation. Ce qui est premier, c’est le don de Dieu. Et l’on va voir se constituer dans l’Écriture une sorte de séquence à quatre temps :

a/ Le Don

b/ Le commandement

            (don et commandement constituent l’Alliance)

c/ Le refus, la désobéissance, et le châtiment

d/ Le pardon

 
Nous trouvons cette séquence dans l’Alliance du Sinaï :
a/  Il y a d’abord tout le récit de la libération de l’esclavage en Égypte (Ex 1-15,21), rappelé dans la première des ‘paroles’ introduisant le ‘Décalogue’ :

« Je suis Yahvé, ton Dieu, qui t’ai fait sortir du pays d’Égypte, de la maison de servitude »[12].

b/  Vient alors le commandement : les ‘dix paroles’.[13]

à L’Alliance est alors conclue et célébrée.[14]

c/ Lassé d’attendre Moïse, et de suivre un Dieu invisible, le peuple demande à Aaron de lui faire ‘un dieu qui aille devant nous’, un veau en or.[15]

Péché qui entraîne un châtiment.[16]

d/ A la prière de Moïse, Dieu pardonne et renouvelle l’Alliance.[17]

 
Mais cette séquence à quatre temps, nous la trouvons surtout dans le grand récit fondateur de la Genèse, qui est placé à l’entrée de la Bible, non pas comme un récit ‘historique’ au sens moderne du mot, bien sûr, mais comme un récit ‘paradigmatique’ :

« Ce texte condense, en un certain sens, ce qui est détaillé dans le reste de l’AT, et qui est retenu comme référence normative par Jésus et par la tradition paulinienne. Ce récit des origines doit être lu comme une ‘figure’ (typos), c'est-à-dire comme attestation d’un événement de valeur symbolique, qui annonce, de manière prophétique le sens de l’histoire jusqu’à son parfait accomplissement »[18].

 
a) le Don : la Création, Gn 1-2

b) le commandement :  Gn 2 « 16 Le Seigneur Dieu donna à l’homme cet ordre : « Tu peux manger les fruits de tous les arbres du jardin ;17 mais l’arbre de la connaissance du bien et du mal, tu n’en mangeras pas ; car, le jour où tu en mangeras, tu mourras. »

c) la désobéissance : Gn 3,1-13 et le châtiment : Gn 3, 14-24

d) l’annonce d’un salut : s’adressant au serpent, Dieu lui dit : « 15 Je mettrai une hostilité entre toi et la femme, entre ta descendance et sa descendance : celle-ci te meurtrira la tête, et toi, tu lui meurtriras le talon.[19] ».

Même bannis du jardin d’Eden, l’homme et la femme sont protégés par Dieu : au lieu des pagnes en feuilles de figuier qu’ils s’étaient cousus[20] - vêtement bien fragile – Dieu leur confectionne des tuniques de peau[21]- beaucoup plus solides !

 

3.2. Au commencement :

      (un commentaire du récit biblique du premier péché)


A - Ne l’oublions jamais : avant le ch 3 de la Gn, il y a ... le ch 1 et le ch 2 !
Ce qui est premier dans la Révélation, c’est la bénédiction de Dieu sur tout le créé (‘Et Dieu vit que cela était bon...’; ‘Dieu les bénit et leur dit...’). Le monde est bon, l’homme est bon. Le mal vient d’un libre péché de l’homme. Il est raconté comme un événement : le mal a commencé, donc... il peut finir. Le mal n’appartient pas à la nature, mais à l’histoire; il n’est pas constitutif du monde.
 
B- D’où vient le mal ?
- Pas de Dieu, qui ne crée que le bien.
- Vient-il alors de l’homme ?
- Pas vraiment, car l’homme consent à la suggestion du serpent, qui est déjà-là.
- Qui est ce serpent ? Pourquoi est-il déjà-là ? Est-il lui aussi une divinité (comme dans les mythologies antiques)?
- Non. Le serpent est une créature, « le plus rusé de tous les animaux des champs que Dieu avait faits » (Gn 3,1).
- S’il n’est pas un dieu, alors il n’a pas le pouvoir de manipuler l’homme à son gré ?
- Non; c’est pourquoi l’homme est responsable.

C/ Lecture de Gn 3
Le drame se déroule en quatre tableaux :
1. la tentation et le péché (3, 1-7)
2. la comparution des coupables (3, 8-13)
3. la sentence du Juge (3, 14-19)
4. l’épilogue (3, 20-24).
 
C1- La nudité : 2,25; 3, 7. 10. 11
La nudité, assumée ‘sans honte’ au début (2,25), est devenue sujet de gêne après la faute (3,7). Faut-il interpréter cela comme un éveil du désir sexuel, qui serait alors relié au péché ?
- « Sans exclure toute idée de pudeur, les mots nudité et honte expriment surtout dans la Bible la faiblesse, le manque de protection, la défaite. (Avant la faute) l’homme et la femme s’acceptent tels qu’ils sont sans abuser de leur mutuelle faiblesse »[22].
L’interprétation du premier péché comme une faute d’ordre sexuel a existé; plusieurs éléments du récit iraient en ce sens : nudité et pudeur, douleurs de la maternité, convoitise sexuelle, le serpent symbole phallique... Ces éléments peuvent être reliés à des symboles de cultes idolâtriques licencieux pratiqués en Canaan : la femme, l’arbre, le serpent... Il est possible que le récit recèle une intention polémique contre ces cultes païens, mais en vérité il ne nous donne aucun élément réel concernant une faute sexuelle. Aucun acte peccamineux n’est décrit. C’est bien plutôt la démarche intérieure de la faute qui est suggérée.
 
C2 - Le serpent
Dans l’ancien Orient, le serpent jouait un grand rôle comme puissance de fertilité ou comme force politique.
« Le plus astucieux (arûm) des animaux » va profiter de la faiblesse-nudité (arummim) de l’homme et de la femme. Il y a ici jeu de mots en hébreu : astucieux s’oppose à nu-faible. Séduits par son astuce, l’homme et la femme acquerront un savoir qui leur révèlera leur nudité-faiblesse (3,7)[23].
Puni par Dieu, le plus astucieux (arûm) des animaux en devient le plus misérable (arûr) : il marchera sur son ventre et mangera de la poussière ; son astuce se retourne contre lui.[24]
 
C3 - La mort : 2,17; 3,3-4; 3,19
L’homme tiré du sol est soumis à la mort comme toute créature terrestre (3,19). Il aurait pu y échapper par sa fidélité à la Parole de Dieu (2,17).
Le serpent fait comme si Dieu avait dit que la mort suivrait immédiatement la manducation du fruit (3,4) : il ment. Dieu avait seulement donné un avertissement salutaire[25].
 
C4 - La connaissance du bien et du mal : 2,17; 3, 5. 22.
« Cette connaissance est un privilège que Dieu se réserve et que l’homme usurpera par le péché. Ce n’est donc ni l’omniscience, que l’homme déchu ne possède pas, ni le discernement moral qu’avait déjà l’homme innocent et que Dieu ne peut pas refuser à sa créature raisonnable.
C’est la faculté de décider soi-même ce qui est bien et ce qui est mal et d’agir en conséquence; une revendication d’autonomie morale par laquelle l’homme renie son état de créature. Le premier péché a été un attentat à la souveraineté de Dieu, une faute d’orgueil. Cette révolte s’est exprimée concrètement par la transgression d’un précepte posé par Dieu et représenté sous l’image du fruit défendu »[26].
Après la faute, Dieu prive l’homme et la femme du jardin qu’il leur avait préparé, mais il reconnaît le savoir qu’ils ont acquis (3,22)[27].
 
C5 « Vous serez comme des dieux » (3,5)
En quoi consiste la faute des premiers humains ?
- Elle comporte deux dimensions:
a) Une dimension éthique : la transgression d’un précepte divin. Ce précepte, c’est : « de l’arbre de la connaissance du bien et du mal tu ne mangeras pas » (2,17). Mais nous venons de voir combien la connaissance dont il s’agit dépasse le simple niveau du discernement moral : il s’agit de décider par soi-même de ce qui est bien et de ce qui est mal. Cette revendication nous ouvre à la deuxième dimension de la faute:
b) une dimension théologale. En affirmant : « vous serez comme des dieux », le serpent dévoile son véritable dessein, comme Satan plus tard le dévoilera devant Jésus, à la troisième tentation : « Adore-moi comme un dieu » (Mt 4,9).
C’est la situation-même de l’homme devant Dieu qui est en cause : devenir participant de la vie divine, c’est bien ce que Dieu nous propose par le baptême et le don de l’Esprit. Mais il s’agit d’un don et non d’une proie dont on pourrait se saisir.
Relisons Ph 2, 6-11 : c’est la même théologie, ici à propos de la kénose du Xt.
« Lui, qui est de condition divine, n’a pas considéré comme une proie à saisir d’être l’égal de Dieu » (TOB)
Adam, c’est celui qui veut s’emparer de la condition divine.
Jésus-Xt, c’est celui qui embrasse la condition de Serviteur et reçoit du Père la condition de Seigneur.
Le fond du péché, c’est donc bien le refus d’être créature, et de recevoir de Dieu sa propre existence et la participation à la vie divine.
 
C 6 La sentence du Juge : 3, 14-19
« La condamnation frappe les coupables dans leurs activités essentielles : la femme comme mère et épouse, l’homme comme travailleur. Le texte ne peut pas signifier que, sans le péché, la femme aurait enfanté sans douleur et que l’homme aurait travaillé sans avoir la sueur au front. Autant vaudrait conclure du v 14 qu’avant le péché les serpents avaient des pattes (!!!).
Le péché bouleverse l’ordre voulu par Dieu : au lieu d’être l’associée de l’homme et son égale, la femme deviendra la séductrice de l’homme, qui l’asservira pour en avoir des fils; au lieu d’être le jardinier de Dieu en Eden, l’homme luttera contre un sol devenu hostile. Mais le grand châtiment sera la perte de la familiarité avec Dieu.
Ce sont là des peines héréditaires. Pour que soit dégagé l’enseignement d’une faute héréditaire, il faudra attendre que St Paul mette en parallèle la solidarité de tous dans le Christ Sauveur et la solidarité de tous en Adam pécheur »[28].
 
C7 Le Protévangile
Le péché à peine consommé, la sentence à peine prononcée, on voit que le Seigneur n’abandonne pas les humains à leur triste sort.
Il prend soin d’eux. Le double épisode symbolique du vêtement est déjà très parlant : lorsque l’homme et la femme se fabriquent eux-mêmes leurs propres vêtements, après avoir découvert leur nudité-faiblesse, ils ne savent que coudre des feuilles de figuier, bien éphémères ! (3,7) Aussi le Seigneur, après avoir prononcé la sentence, leur prépare des tuniques de peau, beaucoup plus solides, qui les protègeront ! (3,21)
Mais surtout, c’est la condamnation du serpent qui contient déjà une annonce de salut : c’est pourquoi on l’appelle ‘premier évangile’ (Protévangile) (3,14-15). La lignée du serpent est atteinte à la tête, et celle de la femme au talon seulement; en outre, manger de la poussière est signe de défaite.
L’hébreu écrit : « il (le lignage de la femme) t’écrasera la tête ».
Le grec des LXX, au lieu du pronom neutre (‘il’ neutre = lignage) choisit le pronom masculin (‘il’ masculin = un homme) témoignant ainsi d’une très ancienne interprétation messianique.
Quant à la Vulgate, en latin, elle choisit délibérément le prénom féminin : ipsa conteret (elle = la Femme), faisant ainsi une interprétation mariologique de ce Protévangile.
 
 3.3. Le péché atteint-il Dieu [29]?
Sûrement pas Dieu en lui-même: la Bible a trop le souci de la transcendance divine pour suggérer cela.
18 Les fils ramassent le bois, les pères allument le feu, et les femmes pétrissent la pâte : ils font des gâteaux pour la Reine du ciel, ils versent des libations à d’autres dieux ; c’est ainsi qu’ils m’offensent.19 Mais est-ce bien moi qu’ils offensent ? – oracle du Seigneur. N’est-ce pas plutôt eux-mêmes, pour leur propre honte[30] ?

 

            « En péchant contre Dieu, l’homme n’aboutit qu’à se détruire lui-même. Si Dieu nous prescrit des lois, ce n’est pas  dans son intérêt, mais dans le nôtre ». « Mais le Dieu de la Bible n’est pas celui d’Aristote, indifférent à l’homme et au monde. »
* le péché atteint ceux que Dieu aime ; indirectement, il atteint Dieu. Ainsi pour David, faisant tuer Urie le Hittite pour lui prendre sa femme, Bethsabée : « Tu as méprisé Yahvé »[31].

* Séparant l’homme de Dieu, unique source de vie, le péché atteint Dieu dans son dessein d’amour :

11 Une nation a-t-elle jamais changé de dieux ? – Et ce ne sont même pas des dieux ! Or mon peuple a échangé sa gloire contre ce qui ne sert à rien.12 Cieux, soyez-en consternés, horrifiés, épouvantés ! – oracle du Seigneur.13 Oui, mon peuple a commis un double méfait : ils m’ont abandonné, moi, la source d’eau vive, et ils se sont creusé des citernes, des citernes fissurées qui ne retiennent pas l’eau ![32]

* Ingratitude de l’enfant à l’égard de son père[33], voire d’une mère qui ne peut « oublier le fruit de ses entrailles, quand bien même les mères oublieraient »[34] ; infidélité de l’épouse, indifférente à l’amour inlassablement fidèle de son époux :

07 Je me disais : « Après avoir fait tout cela, elle reviendra vers moi. » Mais elle n’est pas revenue !

11 Le Seigneur me dit : Au fond d’elle-même, l’infidèle Israël est juste, comparée à Juda la perfide !12 Va proclamer au nord ces paroles. Tu diras : Reviens, infidèle Israël ! – oracle du Seigneur. Je ne ferai pas tomber sur vous ma colère, car je suis bon – oracle du Seigneur et je ne garde pas rancune à jamais.[35]

 

Plus la Révélation progresse et s’approfondit, « plus le péché apparaît comme la violation de rapports personnels, comme le refus de l’homme de se laisser aimer par un Dieu qui souffre de ne pas être aimé, que l’amour a pour ainsi dire rendu vulnérable. »
 
3.4 Quel remède au péché ?

Dieu presse l’homme de revenir à lui, d’accepter d’être aimé à nouveau. Or cela se trouve hors du pouvoir de l’homme : « Fais-nous revenir et nous reviendrons »[36]. Seul Dieu peut faire revenir l’homme vers lui.

 
Le Miserere (Ps 51-50) résumé et sommet de la révélation du péché dans l’AT.
a) le péché est un acte contre Dieu, pas seulement contre un ordre moral ou social:
« Contre Toi, toi seul j’ai péché... »
b) le péché est vraiment le mal de l’homme. Il ne suffit pas qu’il soit oublié, il doit être effacé, l’homme doit être purifié, et même recréé : v 3, 4, 9, 11-12.
Le verbe CRÉER (BARAH en hébreu) est utilisé dans la Bible seulement dans 4 cas :
1. Dieu crée le monde : Gn 1
2. Dieu crée Israël en tant que peuple : Is 43, 1
3. Dieu crée du nouveau sur la terre : la nouvelle alliance : Jr 31,22
4. Dieu créera les cieux nouveaux et la terre nouvelle : Is 65,17.
La re-création du coeur de l’homme entre donc dans cette série.
c) Un tel remède (le besoin d’être recréé) est hors de portée du pécheur : Dieu seul peut effacer, purifier, recréer...
L’objet du psaume est donc de le lui demander : l’offenseur demande à l’offensé de supprimer les effets de l’offense !
d) Dieu est un Dieu de pitié, de fidélité, de tendresse (v 1). C’est ainsi que Dieu se définit lui-même quand il pardonne après l’épisode du veau d’or : Ex 34,6.
e) « Mon sacrifice à Dieu c’est un esprit brisé... un coeur broyé... » (v 19)
Le vrai sacrifice, ce n’est pas le sacrifice rituel du Temple (les animaux). Ce que l’homme peut offrir à Dieu, c’est un coeur humble et disponible. Il faut qu’il se laisse réconcilier !

3.5 Le péché dans le Nouveau Testament :
 Pour le NT, il ne s’agit pas tellement de regarder les péchés : ce n’est pas le plus important; il s’agit surtout d’aller en profondeur pour se demander : quelle est la racine des péchés? D’où viennent-ils?
à cf tableau en annexe
 
            A/ Le tableau ci-dessous vise à montrer ce qui est indiqué dans la phrase introductive : le NT s’intéresse moins aux péchés en tant qu’actes peccamineux, qu’à rechercher la racine des péchés :
·c’est déjà vrai chez les synoptiques, où l’on voit émerger la notion d’anomia, état général d’hostilité à Dieu ;

·         c’est beaucoup plus vrai chez St Jean : il ne parle jamais DES péchés, mais DU péché, notamment du « péché du monde », comme cette puissance négative de refus de Dieu, qui ira jusqu’à tuer le Christ.

·         Quant à Paul, il bâtit une véritable ‘théologie du péché’, en contrepoint de sa théologie du salut, càd de sa rencontre décisive avec le Christ ressuscité.
“Ce qui (lui) importe d’abord, pour ce qui est du péché, c’est l’histoire d’un désastre qui touche l’humanité tout entière, mais aussi la lutte victorieuse menée contre lui par le Christ et son Évangile. L’apôtre révèle en effet une vision du monde globale et universelle”[37].
Son univers, c’est l’empire romain, Rome y compris (et même l’Espagne: Rm 15,21). Paul dessine une véritable histoire du salut: on peut parler du péché, parce qu’il est vaincu en Christ.
“Pécher, c’est faire le mal, participer par ses actes au malheur qui divise et déchire le monde, drame absolu dont nul humain ne peut s’abstraire ou s’absoudre et qui conduit à la mort. (…) En JC, second Adam, ce drame sans issue se trouve retourné: à la désobéissance se substitue l’obéissance, à l’injustice, la justice, à la condamnation la grâce et la justification”[38].
 
B/ Un auteur contemporain[39] soutient cette idée paradoxale a priori: Jésus, dans les évangiles synoptiques, s’intéresse très peu au péché (ou aux péchés).  (En effet, on y trouve seulement une quinzaine d’occurrences des mots cités dans le tableau – alors que c’est plus de 80 fois chez Paul!). 
En revanche, à l’évidence, Jésus s’intéresse aux pécheurs, pratique avec eux la communauté de table, ce qui est une transgression des règles de pureté. Alors que, pour les scribes et les pharisiens, le péché consiste surtout à manquer à ces règles.
 
* D’où la dénonciation fréquente, et parfois violente, de cette hypocrisie: ce n’est pas du dehors que vient l’impureté, mais du dedans, du coeur de l’homme:
 
20 Il leur dit encore : « Ce qui sort de l’homme, c’est cela qui le rend impur.21 Car c’est du dedans, du cœur de l’homme, que sortent les pensées perverses : inconduites, vols, meurtres,22 adultères, cupidités, méchancetés, fraude, débauche, envie, diffamation, orgueil et démesure.23 Tout ce mal vient du dedans, et rend l’homme impur.[40] »
           
            C/  Mais surtout, Jésus vient révéler « l’inconcevable miséricorde de Dieu pour le pécheur ». Il faut évidemment citer ici tout le ch 15 de St Luc, et surtout la parabole ‘de l’enfant prodigue’ (ou des deux fils, ou du Père miséricordieux). La relation au père ne va pas sans la relation au frère. Le Pape Jean-Paul II a écrit un magnifique commentaire de cette parabole dans l’encyclique : ‘Dieu riche en miséricorde’[41].

 

3.6. Les degrés de gravité du péché:

A. Une hiérarchie des commandements apparaît dans la Bible:
* en premier lieu vient l’honneur que l’on doit à Dieu ;
* dans les relations interpersonnelles, la protection de la vie et de la famille est primordiale;
* “les obligations de justice envers les classes défavorisées sont abondamment énoncées”, sans que des sanctions soient prévues en cas de non-observance; les juges sont sommés d’exercer correctement la justice devant les tribunaux, sans que des normes viennent garantir la situation réelle des personnes en situation de faiblesse[42].    
       
 B/ Péché mortel, péché véniel: une distinction qui mérite d’être maintenue – et interprétée:
Le péché est dit mortel quand il mène à la mort spirituelle (appelée aussi la seconde mort); “il détruit la charité dans le coeur de l’homme par une infraction grave à la Loi de Dieu. Il détourne l’homme de Dieu, qui est sa fin ultime”[43]. Il est souvent porteur de mort physique, de mort de la communication humaine, toujours.
« Au cas où, dans la libre disposition de soi pleinement accomplie de l’homme, le péché trouverait, par la conclusion de la vie temporelle dans la mort, sa portée définitive, il deviendrait damnation »[44].
Le péché mortel présuppose d’être commis “en pleine connaissance de cause, avec une totale liberté, et dans une matière objectivement grave”: on comprend aisément que ces trois conditions (connaissance, liberté, matière grave) fassent l’objet de questions et de remises en question, notamment sous l’influence des sciences humaines.
 
Le péché dit véniel est un manquement à la volonté de Dieu commis soit sans liberté suffisante, soit sur un point non essentiel, qui n’atteint pas l’orientation foncière de notre être vers Dieu dans la grâce[45].
“Seul le premier (le péché mortel) dit bien l’essence du péché car il est contre la loi de Dieu, alors que le second pousse le sujet à agir  ‘praeter legem’, en dehors de la loi, parce qu’il n’observe pas la mesure raisonnable que la loi a en vue.  Le péché véniel n’est donc qualifié de péché que par un mode analogique. Il n’est ni signe ni cause d’un changement radical d’orientation du coeur. Il manifeste ce que l’on pourrait appeler un ralentissement du mouvement de l’être vers Dieu”[46].
 
C/ Le péché irrémissible (impardonnable) ?
Matthieu ch 12
31 C’est pourquoi, je vous le dis : Tout péché, tout blasphème, sera pardonné aux hommes, mais le blasphème contre l’Esprit ne sera pas pardonné.
32 Et si quelqu’un dit une parole contre le Fils de l’homme, cela lui sera pardonné ; mais si quelqu’un parle contre l’Esprit Saint, cela ne lui sera pas pardonné, ni en ce monde-ci, ni dans le monde à venir.
 
Jusqu’où peut aller la liberté humaine? Jusqu’à ce refus absolu?
 “Il n’y a pas de limites à la miséricorde de Dieu, mais qui refuse délibérément d’accueillir la miséricorde de Dieu par le repentir rejette le pardon de ses péchés et le salut offert par l’Esprit Saint. Un tel endurcissement peut conduire à l’impénitence finale et à la perte éternelle.”[47].
 
Le vocabulaire du péché dans le NT:

 MATTHIEU / Synopt.

JEAN

PAUL

1/ Les péchés

amartia = faute, erreur
de amartanô = dévier
opheilèma = dette

 

1/ Les péchés

amartèma = déviation
paraptôma = chute
parabasis = transgression
Paul, lui, s’intéresse beaucoup AUX péchés : on ne trouve pas moins de 12 listes de péchés dans ses écrits!

 

 

2/ Tendances mauvaises ou vices

Plus profond que les péchés, Paul creuse jusqu’aux tendances fondamentales qui sont la cause de tous les péchés:
pleonexia = cupidité
(vouloir toujours davantage au détriment d’autrui)
epithumia = convoitise
(volonté d’auto-suffisance; résume tous les péchés des pères dans le désert, pendant l’Exode; on veut s’appuyer sur soi-même et non sur Dieu)

3/ LE péché

anomia = iniquité
Etat général d’hostilité à Dieu,
en particulier en contexte eschatologique (jugement, fin des temps) : Mt 7,23; 13,41; 24,12

3/ LE péché

(amartia)
adikia = injustice
anomia = iniquité
Jean ne s’intéresse qu’à ce seul niveau du péché, comme puissance négative de refus de Dieu, qui ira jusqu’à tuer le Christ.
Il emploie souvent l’expression ‘péché du monde’ pour désigner cet état de refus global.

3/ LE péché

amartia : Rm 5-8
C’est une Puissance entrée dans le monde avec la transgression d’Adam et qui a passé dans tous les hommes.
Rm 5,12 en particulier.

[1] J. POHIER : art. Péché in Enc. Univ. 1995
[2] id. ib.
[3] id. ib.
[4] Repris par Jésus dans le Notre Père: “remets-nous nos dettes (opheilèmata) comme nous les remettons à nos débiteurs (opheilètais)” Mt 6,12
[5] S.Lyonnet, ‘Péché’, VTB.
[6] X. Léon-Dufour, ‘péché’, dictionnaire du NT.
[7] Mt 9,10 note BJ.
[8] 2 S 6,7.
[9] Ez 18,2-4
[10] Jn 9,1-3
[11] Ps 137,7-9. Ces versets ne sont pas repris dans la prière liturgique!
[12] Ex 20,1-2
[13] Ex 20,3-17
[14] Ex 24
[15] Ex 32
[16] Ex 32,35
[17] Ex 34
[18] Commission Biblique Pontificale, Qu’est-ce que l’homme? Un itinéraire d’anthropologie biblique, Cerf, 2020.
[19] Gn 3,15
[20] Gn 3,7
[21]  Gn 3,21
[22] TOB note sur Gn 2,25
[23] id note sur 3,1
[24] id note sur 3,14.
[25] id notes sur les 3 versets cités.
[26] BJ note sur 2,17.
[27] TOB note sur 3,22.
[28] BJ note sur 3,16.
[29] Pour l’ensemble de ce §: Cf. S.Lyonnet, art Péché, VTB, col 938.
[30] Jr 7,18-19
[31] 2 S12,9.
[32] Jr 2,11-13.
[33] Is 64,7
[34] Is 49,15
[35] Jr 3,7-12
[36] Lam 5,21
[37] JF. Collange, op cit, p 33
[38] Id p 34
[39] JF. Collange, Revue d’éthique et de théologie morale, n° 301, mars 2019.
[40] Mc 7,20-23
[41] “Dives in misericordia”, § 5-6, 1980.
[42] Cf Commission Biblique Pontificale, op cit, § 280.
[43] CEC 1855
[44] RAHNER  PDTC : ‘Péché’.
[45] ib.
[46] Xavier Thévenot, Quelques clarifications sur la théologie du péché, in: Le sacrement du pardon, Dir. LM. Chauvet et P. de Clerck, Desclée, 1993, p 146-147.
[47] CEC 1864

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