Matthieu 15, la Cananéenne / l'Homélie

            Cela s’est passé au nord de la Syrie et du Liban, au sud de l’Irak : le cri d’une femme : « aie pitié de moi ; ma fille est en danger ; un démon est en train de la dévorer. » Et Jésus ne répond rien.
Les disciples semblent plus ouverts: « Donne lui ce qu’elle demande ! » Oui, mais c’est pour qu’on n’entende plus crier la femme. Quand la détresse se fait trop entendre, çà nous fait trembler à l’intérieur ; il faut arrêter cette horreur, en Irak, à Gaza, à Donietz ; çà devient trop dangereux ; c’est comme la fièvre Ebola ; elle va finir par arriver chez nous. La misère des autres ne doit pas se faire entendre trop fort, trop longtemps ; il faut au plus vite que les responsables règlent tous ces problèmes ; ce n’est pas bon pour la tranquillité du monde.
Passe pour les disciples. Ils nous ressemblent un peu ; n’insistons pas. Mais Jésus ? Pourquoi ces réactions dures, sectaires, « je ne suis venu que pour les brebis perdues d’Israël ». Des paroles incroyables dans sa bouche : « il n’est pas bien de prendre le pain des enfants pour le donner aux chiens » ; le même discours que ceux qui disent, à propos des étrangers, que le gouvernement leur en donne trop, plus qu’aux français ; tous ces immigrés nous envahissent ; ils nous sortent le pain de la bouche.
            Je n’ai pas de réponse rassurante. Je ne vais pas vous dire: ne vous inquiétez pas. Jésus est bien la bonté même. Il y a peut-être quelques petits détails à régler avec cette page d’évangile, mais rien de grave. Je ne peux pas m’en tirer comme çà. Il doit y avoir autre chose. Je ne vais pas savoir le dire. Je vais quand même essayer, en m’accrochant à la dernière phrase de Paul dans le morceau de lettre que nous venons d’entendre: « Dieu a enfermé tous les hommes dans la désobéissance pour faire miséricorde à tous les hommes. » Que veut-il dire ?
Il dit que nous sommes enfermés dans la région de la rébellion. Que, dans cette région, tout ce qui vient de Dieu, son amour, son désir de faire de nous des fils, est déformé, perverti. Dans cette région, même les brebis d’Israël s’y perdent. Elles ont pourtant tout ce qu’il faut, la loi, les prophètes, les patriarches, le Temple. Mais elles considèrent ces dons comme leur patrimoine, un bien dont elles sont propriétaires, gestionnaires. Elles ne supportent pas que d’autres en deviennent les bénéficiaires. Elles sont rebelles à toute extension de l’œuvre de Dieu en dehors d’elles-mêmes. Plus elles sont fidèles, je veux dire conservatrices, traditionnalistes, plus elles rejettent tous ceux qui ne sont pas de leur troupeau. La violence couve entre eux et les autres, parfois cette violence explose comme un volcan qu’on croyait éteint. Et ce ne sont pas les islamistes d’aujourd’hui qui en sont les seuls représentants. Les juifs et les chrétiens ont été très performants en ce domaine, en leur temps. La haine est toujours là tapie à leur porte, depuis Caïn. Les juifs ont fini par exécuter Jésus, puis, hébétés, ils ont regardé celui qu’ils avaient transpercé. Nous sommes tous de cette race. Nous habitons tous cette région de la rébellion, et çà n’en finit pas de pourrir nos regards, nos jugements, nos convictions, nos valeurs. Oui, Jésus est bien venu pour révéler cette part de nous qui grince des dents dès qu’un étranger passe par chez nous.
Et Jésus pousse les choses un peu plus loin encore. Il précise la zone particulièrement sensible, où sévit ce virus meurtrier, que les hommes sont incapables d’éradiquer par eux-mêmes. Dans la Bible, on l’appelle la convoitise. Dans nos sociétés contemporaines, on l’appelle la consommation. Chez les terroristes, elle devient la chasse à l’homme : massacrer devient une insatiable nécessité. En fait, c’est qu’Adam et Eve n’ont pas seulement croqué la pomme. Ils ont dévoré goulument tout ce qui était beau à voir, bon à manger, et utile pour discerner les choses, les comprendre, les maîtriser. Leurs enfants ne s’en sont pas remis. Ils ne mangent plus pour vivre ; ils vivent pour dévorer. C’est leur droit, disent-ils ; les droits de l’homme : se sentir exister par soi-même, disposer de son corps, de son argent, de notre science. Et ce droit-là il n’est pas question de le jeter aux petits chiens.
C’est à ce point terriblement sombre de l’aventure humaine, que se lève la parole lumineuse de la cananéenne : « c’est vrai, il n’est pas bien de prendre le pain aux enfants pour le jeter aux petits chiens ; mais les petits chiens justement, ils mangent les miettes qui tombent de la table de leurs maîtres. » Les petits chiens ne revendiquent pas le droit de s’asseoir à la table des maîtres, ils mangent les miettes qui en tombent. Ils frétillent de recevoir ces miettes ; ils sont heureux d’être si près de leur maître et de recevoir de lui un petit peu de ce qui nourrit sa vie.
Ta foi est grande, lui dit Jésus. Il jubile, il vibre de tout son être. Elle est donc toujours là la semence de Dieu chez les humains. Elle perce chez cette femme au beau milieu des malheurs du monde. Elle témoigne du désir de son Père de voir son image s’éveiller dans notre chair. La vérité surgit de cette femme. Jésus l’entend, le voit. Cette femme ne cherche pas à ressembler à Dieu; elle sait que c’est Lui, Dieu et son envoyé, qui forme en elle la ressemblance de Dieu, son image. Ce n’est pas imiter Jésus ou les saints qui fait de nous des fils. C’est que tout en nous soit réglé peu à peu par l’amour du Père et de son fils et de l’Esprit. Ce n’est pas par notre action dans le monde que nous nous hissons à la condition de fils de Dieu. Ce n’est pas par la promotion de l’humain que vient le Royaume de Dieu. Il vient au fur et à mesure que l’amour de Dieu nous habite, au fur et à mesure que quelques miettes de sa passion pour nous tombent de sa table. C’est l’énergie de Dieu qui transforment nos regards, notre écoute des autres, l’intelligence de nos actions, les inventions de nos cœurs. C’est Lui qui nous transforme au-dedans, pour que nous soyons ses témoins au dehors.
A l’heure même, sa fille fut guérie !
Nous disons dans le Notre Père : « donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour. » Ne nous y trompons pas. Le jour dont il est question ici, c’est celui de l’accomplissement de sa Parole. C’est le jour qui vient, le jour où l’amour de Dieu nous aura façonné pour toujours à son image. C’est le pain de ce jour-là que nous demandons. Nous demandons que chaque jour tombe quelques miettes de ce pain du ciel. C’est la seule nourriture qui puisse enlever le péché du monde, nous faire sortir de la région de notre rébellion. Elle est le corps et le sang du Christ.

Si Dieu nous fait passer par ce chemin escarpé, s’il nous a enfermé tous dans cette région de la rébellion, c’est pour que notre chair voit et entende que c’est de sa seule miséricorde que nous tenons d’être vivants. D’un bout à l’autre de la planète et du temps, nous sommes tous logés à la même enseigne. C’est Lui et Lui seul qui fait de nous des fils. C’est l’énergie de son amour qui nous engendre. C’est inscrit en nous. C’est pourquoi notre seule issue est de relire chaque jour en sa présence, chez nous et chez les autres, cette inscription indélébile. Donne-nous, Seigneur, des yeux pour voir et des oreilles pour entendre.

Matthieu 15,21-28 ; Isaïe 56,1-7 ; Rom.,11,13-32

Homélie du 15 Août

L’assomption de Marie
            « Heureuse celle qui a cru à l’accomplissement des paroles qui lui furent dites de la part du Seigneur »
Le plus clair de notre prière à Marie est la confiance que les enfants ont pour leur mère. Les appels lancés à Marie et les remerciements, qui sont exposés dans les innombrables chapelles qui lui sont dédiées, viennent autant des hommes que des femmes. Chez les marins, les mineurs de fond, les montagnards, aux carrefours des chemins ordinaires, au cœur des villes frappées par une épidémie ou des combats meurtriers, tous nous prions Marie lorsque nous sommes désemparés devant ce qui bouleverse notre vie, ou nous met en péril, tous nous remercions Marie pour le secours qu’elle nous a apporté. Elle est la mère de miséricorde.
Mais aujourd’hui nous ne la célébrons pas seulement pour ce qu’elle nous apporte, mais d’abord pour ce qu’elle a reçu de Dieu, pour ce que l’ange lui a dit : « sois heureuse, toi qui as la faveur de Dieu », pour la naissance de Jésus en elle, pour son assomption auprès de lui.
Lorsque Elisabeth a entendu la salutation de Marie, c’est ce qu’elle a vu. Et cela a fait bondir son enfant dans son ventre. Et l’Esprit saint a rempli le grand vide qui était en elle : « Heureuse celle qui a cru à l’accomplissement des paroles qui lui furent dites de la part du Seigneur »
Pour Elisabeth, c’est la révélation. Dans le langage de la Bible, on appelle cela l’apocalypse : une femme superbe, habillée de la lumière et de la force des étoiles ; une femme enceinte, dans le temps des douleurs, par laquelle vient Celui qui relève les hommes, Celui qui prend en main la cause des humains, le Fils bien aimé qui affronte le malheur qui sévit dans les peuples de la terre, et qui met sous ses pieds le dragon qui dévore les enfants.
L’apocalypse est devenue chez nous un mot qui désigne la catastrophe. Devant Marie, ce matin, laissons y venir la révélation heureuse. C’est elle, Marie, qui nous visite, qui nous salue. Que sa voix réveille dans nos corps la lumière que Dieu a semé en nous depuis le commencement, la vie qui attend d’émerger enfin dans notre chair malade, déformée, esclave des forces de la mort.
Personne ne sait ce que Marie a dit à Elisabeth ce matin-là. Ce qui nous est raconté, ce sont les effets de sa voix sur elle. Des effets physiques, somatiques comme on dit aujourd’hui. Elisabeth somatise, elle crie et son enfant bondit en elle. Leur joie, c’est la vie qui vient dans l’enfant et sa mère. Voilà ce que nous avons à offrir à Marie. Pour qu’elle voie, que ce qu’elle a reçue de Dieu, que ce qu’elle a porté en elle, continue à nous enfanter, à nous réveiller, à nous faire chanter comme je le faisais dans ma jeunesse avec Jean Jacques Goldmann et que je le chante encore : « enlève-moi, enlève-moi, loin de cette fatalité qui colle à ma peau. Montre-moi cette autre vie que je ne sais pas encore. »
Donne-nous Marie de nous ouvrir les yeux sur cette rébellion qui a grandi en nous, sur ce dragon qui dévore l’enfant de Dieu que nous sommes. Donne-nous de nous abandonner à ton Fils Jésus, le Christ. Qu’il sème en nous l’amour et la justice. Qu’il sème en nous son pardon et sa paix.

Voilà ce que nous t’offrons pour ta fête : la chanson, le cri que ton Fils, le Fils de Dieu, fait émerger de notre chair, encore et encore. Merci mille fois d’avoir cru à l’accomplissement des paroles qui te furent dites de la part du Seigneur »

Jésus marche sur la mer / Mt 14 22-33 / L'homélie


"Pierre descendit de la barque et marcha sur les eaux pour aller vers Jésus."

Dans nos souvenirs, on ne retient que Jésus marchant sur les eaux. Mais Pierre lui aussi a marché sur la mer. N'est-ce pas un exploit, ça aussi ? C'est un exploit parce que marcher sur l'eau c'est impossible. C'est impossible pour nous mais pas pour celui qui profite du miracle.

Et c'est aussi un exploit parce que Pierre fait ce que Jésus fait. Jésus demande toujours des choses impossibles. Ainsi, par exemple, nous demande-t-il : "aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés."

"Confiance" dit Jésus aux apôtres mal barrés sur la barque. "Confiance" leur dit-il alors qu'il les rejoint d'une manière plutôt singulière. Il les rejoint en marchant sur l'eau. Voilà qui est surprenant. Cela nous étonne. Et pourtant, en relisant notre vie, chacun individuellement, nous nous apercevons que le Christ nous rejoint toujours d'une manière un peu bizarre. Il nous rejoint alors qu'on ne l'attend pas, il est présent alors qu'on ne veut pas de lui, il se signale alors qu'on l'avait oublié.

"Confiance, c'est moi, n'ayez pas peur ! " Pierre entend ces mots. Pierre reconnaît le timbre de la voix. Mais la venue du Seigneur marchant sur l'eau est si troublante qu'il manque quand même un peu de confiance : "Seigneur, si c'est bien toi…"

Mais il semblerait que Pierre n'ait plus toute sa tête, car la preuve que demande Pierre à Jésus sur son identité c'est de l'appeler à marcher vers lui sur l'eau.

Mes amis, contemplons ensemble la scène. Jésus dit à Pierre "Viens !", Pierre a les yeux fixés sur le Seigneur, sur son Seigneur. Il enjambe la lisse de la barque, pose les pieds sur la mer et avance. Il a toujours les yeux sur Jésus, il marche sur l'eau. Combien fait-il de pas ? L'histoire ne le dit pas. Puis, il est distrait, son regard est distrait. Les éléments autour de lui le ramènent aux choses de la terre. Le vent, cette image de l'Esprit Saint, est cette nuit-là bien terre-à-terre. Pierre détourne son regard, mais où suis-je ? Que suis-je en train de faire ? Pierre sombre. Pierre sombre quand la communication avec le Seigneur est rompue. Il suffit d'un instant et Pierre s'enfonce dans l'eau.

Que veut dire pour nous aujourd'hui ce court passage ?

Comme nous le dit souvent Jean-Pierre Duplantier, Pierre et tous les êtres humains sont équipés d'un dispositif qui leur permet de faire de grandes choses, de reconnaître le passage du Seigneur parmi nous, en nous, entre nous. Ce dispositif se réveille en présence du Seigneur, quand mystérieusement, il entend sa parole.

Ce dispositif nous le tenons de notre création à l'image de Dieu. Pierre est ainsi capable de s'abandonner tout entier dans la confiance et l'amour du Seigneur. Il est capable comme nous de toutes les folies aux yeux du monde dans ces moments-là. Et Pierre marche sur l'eau à l'instar de Jésus. Il me semble que c'est là le miracle.

Mais, comme chacun de nous, Pierre est assailli par les soucis du monde. C'est ce qui nous fait oublier vers quoi nous pérégrinons.

Les soucis du monde nous les connaissons. Je voudrais juste évoquer celui de notre sécurité. Les humains veulent vivre en sécurité. Tout être humain veut vivre en paix. Là, où cela coince c'est quand nous voulons établir notre sécurité au détriment de notre prochain. De là, vient le proverbe, "si tu veux la paix, prépare la guerre". Ce proverbe vient d'une locution latine "si vis pacem para bellum", à cause de cela, on pourrait croire que cela vient de la Bible. Mais pas du tout, l'Evangile est à l'opposé de ce principe. Ce n'est pas ce que veut le Dieu de l'alliance.

Sa présence n'est pas dans l'ouragan, ni dans le tremblement de terre non plus dans le feu venu du ciel. Il est dans la brise légère qui rafraichit tous les hommes. C'est l'expérience d'Elie qui se tient à l'entrée de la caverne sur la montagne de l'Horeb.

Il y a un endroit sur terre bien particulier qu'on ne sait même pas comment le nommer sans créer des tensions, Israël, la Palestine, la Terre Sainte. Ce lieu est si particulier qu'il est comme un océan où tous ses habitants sombrent dans les eaux.

Mais plutôt que d'une seule voix, tous ils s'écrient " Seigneur, sauve-moi !", ils préfèrent les uns les autres s'appuyer sur leur prochain pour l'engloutir un peu plus et tenter ainsi de garder la tête péniblement hors de l'eau.

Et pourtant : " Et quand ils furent montés dans la barque, le vent tomba."

Accueillons le Seigneur qui vient se joindre à nous dans la barque, il se fait présence à son autel. Accueillons avec force sa paix que nous échangeons entre nous. Que cette paix se transmette jusqu'en Terre Sainte. Prions le Christ pour que cette paix rafraîchisse les hommes de la Terre Sainte comme une brise légère.

J'écoute : Que dira le Seigneur Dieu ?
Ce qu'il dit, c'est la paix pour son peuple.
Son salut est proche de ceux qui le craignent,
et la gloire habitera notre terre.
Amen !
Dominique Bourgoin, diacre.

Jésus nourrit la foule / Mt 14 13-21 / L'homélie

Une invitation à ceux qui ont soif et faim…

De l’eau, du vin, du lait, des viandes savoureuses… une abondance de nourriture et de boisson. un festin sans rien payer…Venez à moi et écoutez : une présence et une parole ! ainsi parle Isaïe.
Nous sommes habitués à ce qu’un prophète dise l’avenir, peut-être mieux qu’une cartomancienne, mais çà y ressemble un peu dans notre tête. En fait, ici comme le plus souvent, Isaïe parle de l’alliance, du dispositif que Dieu a mis en place pour réaliser son désir : que tous les hommes soient à son image et à sa ressemblance.
Pour nous, l’alliance est en arrière : Dieu l’a conclue avec Abraham, Moïse et David. Mais elle a aussi un objectif, une dynamique : le désir créateur de Dieu, son travail d’hier, d’aujourd’hui et demain. Israël est le témoin de cette promesse en action pour toutes les nations.
 
S’il s’agit donc de devenir fils de Dieu tout au long de notre existence, alors cela passe forcément par notre corps. De fait, dans la Bible, le corps de l’homme est le lieu de l’élection, de l’alliance, de l’amour que Dieu nous porte. La figure la plus permanente du travail de Dieu chez nous est en effet celui de la naissance, de l’éducation, de sa conduite par la main, au jour le jour, à chaque âge, à chaque seuil franchi, à chaque crise traversé. « Par la bouche des enfants et des nourrissons, tu fondes ta force » chante le psaume 8.  Nous venons de prier avec le ps.144 : « Les yeux sur toi, tous ils espèrent : tu leur donnes la nourriture au temps voulu, tu ouvres ta main : tu rassasies avec bonté tout ce qui vit. » « Ouvre ta bouche, je l’emplirai… ah, si mon peuple m’écoutait » (ps.81). « Il étanche leur soif ; il comble de bien les affamés. » (Ps.107).
 
Pourquoi une telle insistance sur la nourriture et la boisson ? Pour un double motif que nous expérimentons chaque jour.
Le premier c’est que les humains ont des besoins comme tous les êtres vivants, mais leurs besoins mêmes sont porteurs d’une force d’attraction qui n’en finit pas de les tirer au-delà. Rappelez-vous Jacques Brel dans l’homme de la Mancha : « rêvez un impossible rêve, brûler d’une impossible fièvre, aimer jusqu’à la déchirure, aimer même trop, même mal, pour atteindre l’inaccessible étoile… ». Le désir a été semé dans l’être humain, dans son corps, mêlé intimement à ses besoins, comme une ligne de fuite irrépressible.
Dès que nous parlons, nous sommes en partance au-delà des choses, de la matière, du plaisir. Nous résistons, le pied bloqué sur le frein, mais à la moindre faille s’échappe une demande, un cri pour un regard, un signe, un mot d’amour. Le désir est dans nos corps la semence des fils de Dieu. S’il suffisait de croire à l’immortalité de l’âme, s’il suffisait d’affirmer que l’esprit survit à la chair, à quoi bon la longue patience des fils d’Israël, à quoi bon la venue de la parole de Dieu dans notre chair, à quoi bon l’exode de Jésus à Jérusalem, sa mort et sa résurrection, en chair et en os, comme l’écrit l’évangile de Luc. Voilà le premier élément du dispositif de l’Alliance et il est actif pas seulement dans le passé ou dans le futur. C’est maintenant ; nous y sommes.
 
Le second motif de cette insistance sur la nourriture et de la boisson sur le chemin de l’alliance c’est l’amnistie générale que le Seigneur ne cesse de déclarer en notre faveur. Il y a en effet une autre expérience qui pollue irrémédiablement notre corps et notre environnement. Manger et boire tout ce qui passe à notre portée. Dévorer des yeux tout ce qu’on découvre dans les magasins, dans les journaux, sur le net, et l’acheter, le consommer ou même le voler. Dévorer goulument tout ce qu’on peut savoir, tout ce qu’on peut maitriser. Se comporter comme des vautours qui dépècent et boivent le sang des millions de gens comme les rapaces de la finance internationale. Et il n’y a pas qu’eux qui vivent comme des prédateurs. Ils sont là dans la vie politique, dans nos histoires d’amour, dans tous les rouages de notre vie sociale. Jusques à quand ? crient les prophètes. Or, les mêmes prophètes, inspirés par un amour fou qui leur vient d’en-haut, ne cessent d’annoncer l’imminence d’un amnistie générale pour Israël s’ils reviennent à Dieu : la convoitise, incrustée dans la chair dès nos premiers balbutiements n’arrête pas le désir de Dieu sur nous. L’accomplissement de l’amour de Dieu dans l’histoire du monde passe par le traitement incessant des cicatrices de notre chair. L’alliance passe toute entière dans l’espace du corps, elle ne le quitte pas.
 
Venons-en à Jésus. Il fracture notre expérience du temps. Il plante sa tente parmi nous. Désormais le temps n’est plus la durée entre notre naissance et notre mort, il est le temps qui nous reste pour devenir fils de Dieu par Lui, avec Lui et en lui. La mort n’a plus le pouvoir de barrer l’œuvre de Dieu.
 
Jésus est donc parti en bateau pour un moment de solitude avec son Père. Il voit alors venir une foule, une foule d’infirmes. Il est remué jusqu’aux entrailles. Il voit qu’ils portent sur eux l’impuissance de vivre ensemble par eux-mêmes. Il guérit toute la journée. Le soir venu, les disciples trouvent que c’est le temps d’arrêter et de les renvoyer, manger dans les villes et les villages des alentours. « Donnez-leur vous-mêmes à manger » dit Jésus. Etonnement, ils n’ont que cinq pains et deux poissons. Jésus prend les cinq pains et les deux poissons, lève les yeux au ciel, dit la bénédiction, rompt les pains, et demande aux disciples de les distribuer.
Une petite série de geste : il lève les yeux au ciel : il établit le contact entre la terre et son Père ; il dit la bénédiction : il parle comme son Père ; il dit les choses bien, de sorte qu’elles prennent la dimension de son œuvre de création ; de la nourriture pour fils de Dieu. Il les rompt, comme on rompt avec ses habitudes, sa vision du monde, ses besoins terrestres ; et il les donne aux disciples. Cela suffit. Nous avons dans la tête que les pains se multiplient, comme par magie. En fait d’après le récit, il n’y a toujours que cinq pains et deux poissons. Mais 5000 hommes sont rassasiés et il y a 12 paniers de restes. 
 
Je n’ai rien à expliquer, simplement ceci à vous distribuer : Jésus, avec trois fois rien que nous avons déjà dans les mains, donne avec profusion, simplement par le regard avec lequel il présente ce quasiment rien à son Père, par sa parole de fils bien aimé de Dieu et par un geste il instaure la rupture avec la réalité concrète observable, avec ce qui est connu, admis. Les disciples vont porter ce geste de génération en génération. Et c’est l’abondance, la nourriture des enfants des hommes en train de devenir fils de Dieu, par elle la vie nous vient dans notre corps telle que Dieu nous la donne. C’est le corps du Christ livré pour nous, son sang versé pour la multitude, son chemin, sa vérité, sa vie pour que nous demeurions en nous et lui en nous. Le sacrement, avec quasiment rien, qui est déjà là entre nos mains, du pain et du vin.  Son Père, Lui-même et l’Esprit saint font le reste et nous entrons dans son royaume. Cela ne fait que passer, mais si nous ouvrons la bouche, accueillons sa présence et écoutons sa parole, ce qui se passe dans nos corps est la nourriture pour aujourd’hui de ce qui vient dans notre condition humaine selon l’amour de notre Dieu.
 
C’est le cœur brulant de ce qui nous est donné à vivre à chaque messe.

Jean-Pierre Duplantier